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16/05/2013

la mondialisation, le chômage et les impératifs de l’humanisme / Maurice Allais 2000

 

 

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Maurice Félix Charles Allais, 1911-2010, seul économiste français à avoir reçu le Prix Nobel d’économie.

 

Durant ces cinquante dernières années, toutes les recherches que j’ai pu faire, toutes les réflexions que m’ont suggérées les événements, toute l’expérience que j’ai pu acquérir, ont renforcé sans cesse en moi cette conviction qu’une société fondée sur la décentralisation des décisions, sur l’économie de marchés et sur la propriété privée est non pas la forme de société la meilleure dont on pourrait rêver sur le plan purement abstrait dans un monde idéal, mais celle qui, sur le plan concret des réalités, se révèle, aussi bien du point de vue de l’analyse économique que de l’expérience historique, comme la seule forme de société susceptible de répondre au mieux aux questions fondamentales de notre temps.

Mais si la conviction de l’immense supériorité d’une société économiquement libérale et humaniste n’a cessé de se renforcer en moi au cours des années, une autre conviction, tout aussi forte, n’a cessé également de se renforcer, c’est qu’aujourd’hui notre société est menacée, tout particulièrement en raison de la méconnaissance des principes fondamentaux qu’implique la réalisation d’une société libérale et humaniste. En fait, vivre ensemble implique pour toute société un consensus profond sur ce qui est essentiel. Si ce consensus n’existe pas, la réalisation d’une société humaniste s’en trouve par là même compromise.

En dernière analyse, l’organisation économique de la vie en société soulève cinq questions fondamentales. Comment assurer tout à la fois l’efficacité de l’économie et une répartition des revenus communément acceptable ? Comment assurer à chacun des conditions favorables à un libre épanouissement de sa personnalité et comment permettre à tous les échelons une promotion efficace des plus capables, quel que soit leur milieu d’origine ? Comment rendre socialement et humainement supportables les changements impliqués par le fonctionnement de l’économie ? Comment mettre l’économie à l’abri de toutes les perturbations extérieures quelles qu’elles soient ? Comment définir un cadre institutionnel réellement approprié sur le plan national et sur le plan international pour réaliser ces objectifs ?

L’instauration d’une société humaniste est gravement compromise si le fonctionnement de l’économie génère trop de revenus indus et engendre du chômage, si la promotion sociale est insuffisante et si des conditions défavorables s’opposent à l’épanouissement des individualités, si l’environnement économique est par trop instable, et enfin si le cadre institutionnel de l’économie est inapproprié.

La question majeure d’aujourd’hui, c’est de toute évidence le sous-emploi massif qui se constate (de l’ordre de six millions en France, compte tenu du traitement social de plus en plus étendu du chômage). Ce sous-emploi massif fausse complètement la répartition des revenus et il aggrave considérablement la mobilité sociale et la promotion sociale. Il crée une insécurité insupportable, non seulement pour ceux qui sont privés d’un emploi régulier, mais également contre des millions d’autres dont l’emploi est dangereusement menacé. Il désagrège peu à peu le tissus social.

Cette situation est économiquement, socialement et éthiquement inadmissible à tous égards. Ce chômage s’accompagne partout du développement d’une criminalité agressive, violente et sauvage et l’Etat n’apparaît plus capable d’assurer la sécurité, non seulement des biens mais également celle des personnes, une de ses obligations majeures.

 

Le chômage

 

De plus une immigration extra communautaire excessive sape les fondements mêmes de la cohésion du corps social, condition majeure d’un fonctionnement efficace et équitable de l’économie des marchés. Dans son ensemble, cette situation suscite partout de profonds mécontentements et elle génère toutes les conditions pour qu’un jour ou l’autre, l’ordre public soit gravement compromis, et que soit mise en cause la survie même de notre société. La situation d’aujourd’hui est certainement potentiellement bien plus grave que celle qui se constatait en 1968 en France alors que le chômage, inférieur à 600.000, était pratiquement inexistant et que cependant l’ordre public a failli s’effondrer.

Le chômage est un phénomène très complexe qui trouve son origine dans différentes causes et dont l’analyse peut se ramener, pour l’essentiel, à celle de cinq facteurs fondamentaux : 1) le chômage chronique induit dans le cadre national, indépendamment du commerce extérieur, par des modalités de protection sociale; 2) le chômage induit par le libre-échange mondialiste et un système monétaire international générateur de déséquilibres; 3) le chômage induit par l’immigration extra communautaire; 4) le chômage technologique; 5) le chômage conjoncturel.

En fait, la cause majeure du chômage que l’on constate aujourd’hui est la libéralisation mondiale des échanges dans un monde caractérisé par de considérables disparités de salaires réels. Ces effets pervers en sont aggravés par le système des taux de change flottants, la déréglementation totale des mouvements de capitaux, et le « dumping monétaire » d’un grand nombre de pays par suite de la sous-évaluation de leurs monnaies.

Ce chômage n’a pu naturellement prendre place qu’en raison de l’existence de minima de salaires et d’une insuffisante flexibilité du marché du travail. Mais pour neutraliser les effets sur le chômage du libre-échange mondialiste et des facteurs qui lui sont associés, c’est à une diminution considérable des rémunérations globales des salariés les moins qualifiés qu’il faudrait consentir. Les effets du libre échange mondialiste ne se sont pas bornés seulement à un développement massif du chômage. Ils se sont traduits également par un accroissement des inégalités, par une destruction progressive du tissu industriel et par un abaissement considérable de la progression des niveaux de vie.

Tous les facteurs économiques qui compromettent aujourd’hui la survie de notre société ne résultent que des politiques erronées poursuivies depuis vingt-cinq ans dans un cadre communautaire institutionnel inapproprié par les gouvernements successifs de toutes tendances qui se sont succédés. La politique commerciale de l’Union Européenne a peu à peu dérivé vers une politique mondialiste libre-échangiste, contradictoire avec l’idée même de la constitution d’une véritable Communauté Européenne. Au regard des disparités considérables des salaires réels des différents pays, cette politique mondialiste, associée au système des taux de change flottants et à la déréglementation totale des mouvements de capitaux, n’a fait qu’engendrer partout instabilité et chômage.

La politique de plus en plus mondialiste de l’Union Européenne a peut-être contribué momentanément au développement de certains pays, mais elle a eu pour effet d’exporter nos emplois et d’importer leur sous-emploi. Ce mouvement a été renforcé par l’influence grandissante de tous ceux qu’enrichit la mondialisation forcenée de l’économie, et des puissants moyens d’information qu’ils contrôlent.

En fait, la libéralisation totale des échanges et des mouvements de capitaux n’est possible et n’est souhaitable que dans le cadre d’ensembles régionaux, groupant des pays économiquement et politiquement associés, de développement économique et social comparable, tout en assurant un marché suffisamment large pour que la concurrence puisse s’y développer de façon efficace et bénéfique. Chaque organisation régionale doit pouvoir mettre en place dans un cadre institutionnel, politique et éthique approprié une protection raisonnable vis-à-vis de l’extérieur.

Cette protection doit avoir un double objectif : 1) éviter les distorsions indues de concurrence et les effets pervers des perturbations extérieures; 2) rendre impossibles des spécialisations indésirables et inutilement génératrices de déséquilibres et de chômage, tout à fait contraires à la réalisation d’une situation d’efficacité maximale à l’échelle mondiale associée à une répartition internationale des revenus communément acceptable dans un cadre libéral et humaniste.

 

Une mondialisation forcenée et anarchique

 

Dès que l’on transgresse ces principes, une mondialisation forcenée et anarchique devient un fléau destructeur partout où elle se propage. Correctement formulées, les théories de l’efficacité maximale et des coûts comparés constituent des instruments irremplaçables pour l’action, mais, mal comprises et mal appliquées, elles ne peuvent conduire qu’au désastre.

Suivant une opinion actuellement dominante, le chômage dans les économies occidentales résulterait essentiellement de salaires réels trop élevés et de leur insuffisante flexibilité, du progrès technologique accéléré qui se constate dans les secteurs de l’information et des transports, et d’une politique monétaire jugée indûment restrictive. Pour toutes les grandes organisations internationales, le chômage qui se constate dans les pays développés serait dû essentiellement à leur incapacité de s’adapter aux nouvelles conditions qui seraient inéluctablement imposées par la mondialisation. Cette adaptation exigerait que les coûts salariaux y soient abaissés, et tout particulièrement les rémunérations des salariés les moins qualifiés. Pour toutes ces organisations, le libre-échange ne peut être que créateur d’emplois et d’accroissement des niveaux de vie, la concurrence des pays à bas salaires ne saurait être retenue comme cause du développement du chômage et l’avenir de tous les pays est conditionné par le développement mondialiste d’un libre-échange généralisé.

En fait, ces affirmations n’ont cessé d’être infirmées aussi bien par l’analyse économique que par les données de l’observation. La réalité, c’est que la mondialisation est la cause majeure du chômage massif et des inégalités qui ne cessent de se développer dans la plupart des pays.

Toute la construction européenne et tous les traités relatifs à l’économie internationale, comme l’Accord Général sur les Tarifs douaniers et le Commerce de 1947 et comme la Convention du 14 décembre 1960 relative à l’Organisation de Coopération et de Développement Economique, ont été viciés à leur base par une proposition enseignée et admise sans discussion dans toutes les universités américaines et à leur suite dans toutes les universités du monde entier : « Le fonctionnement libre et spontané du marché conduit à une allocation optimale des ressources ». C’est là l’origine et le fondement de toute la doctrine libre-échangiste dont l’application aveugle et sans réserve à l’échelle mondiale n’a fait qu’engendrer partout désordres et misères de toutes sortes.

Or, cette proposition, admise sans discussion, est totalement erronée et elle ne fait que traduire une totale ignorance de la théorie économique chez tous ceux qui l’ont enseignée en la présentant comme une acquisition fondamentale et définitivement établie de la science économique. Cette proposition repose essentiellement sur la confusion de deux concepts entièrement différents : le concept d’efficacité maximale de l’économie et le concept d’une répartition optimale des revenus.

En fait, il n’y a pas une situation d’efficacité maximale, mais une infinité de telles situations. La théorie économique permet de définir sans ambiguïté les conditions d’une efficacité maximale, c’est-à-dire d’une situation sur la frontière entre les situations possibles et les situations impossibles. Par contre et par elle-même, elle ne permet en aucune façon de définir parmi toutes les situations d’efficacité maximale celle qui doit être considérée comme préférable.

Ce choix ne peut être effectué qu’en fonction de considérations éthiques et politiques relatives à la répartition des revenus et à l’organisation de la société. De plus, il n’est même pas démontré qu’à partir d’une situation initiale donnée le fonctionnement libre des marchés puisse mener le monde à une situation d’efficacité maximale. Jamais des erreurs théoriques n’auront eu autant de conséquences aussi perverses.

Devant le développement du chômage massif que l’on constate aujourd’hui et en l’absence de tout diagnostic réellement fondé, les pseudo remèdes ne cessent de proliférer :

On dit par exemple qu’il suffit de réduire le temps de travail pour combattre le chômage, mais, outre que les hommes ne sont pas parfaitement substituables les uns aux autres, une telle solution néglige totalement le fait indiscutable que trop de besoins, souvent très pressants, restent insatisfaits. Ce n’est pas en travaillant moins qu’on pourra réellement y faire face. Réduire le temps de travail impliquerait en tout cas pour les salariés des baisses de revenus qu’il faudrait compenser par des ressources obtenues par des impôts accrus.

On soutient encore que ce sont les taux d’intérêts réels trop élevés qui expliquent la crise de l’économie et le chômage massif que nous subissons, mais ce que l’on constate, c’est que la baisse considérable observée ces dernières années des taux d’intérêts réels n’a entraîné aucun redressement significatif. En fait, qu’il s’agisse du chômage dû au libre-échange mondialiste ou du chômage dû à l’immigration extra communautaire, on ne peut y remédier par l’inflation. Lutter par exemple contre les effets du libre-échangisme mondialiste par une expansion monétaire relève d’une pure illusion et d’une méconnaissance profonde des causes réelles de la situation actuelle.

On nous dit aussi que tout est très simple. Si l’on veut supprimer le chômage, il suffit d’abaisser les salaires, mais personne ne nous dit quelle devrait être l’ampleur de cette baisse, ni si elle serait effectivement réalisable sans mettre en cause la paix sociale, ni quelles seraient ses implications de toutes sortes dans les processus de production.

On soutient encore que la Chine, pays à bas salaires, va se spécialiser dans des activités à faible valeur ajoutée, alors que les pays développés, comme la France, vont se spécialiser de plus en plus dans les hautes technologies. Mais, c’est là méconnaître totalement les capacités de travail et d’intelligence du peuple chinois. A continuer ainsi à soutenir des absurdités, nous allons au désastre.

Comment expliquer de telles positions ? En fait, et pour l’essentiel, elles s’expliquent par la domination et la répétition incessante de « vérités établies », de tabous indiscutés, de préjugés erronés, admis sans discussion, dont les effets pervers se sont multipliés et renforcés au cours des années.

Personne ne veut reconnaître cette évidence : si toutes les politiques mises en œuvre depuis vingt-cinq ans ont échoué, c’est que l’on a constamment refusé de s’attaquer à la racine du mal, la libéralisation mondiale excessive des échanges et la déréglementation totale des mouvements de capitaux.

Certains soutiennent qu’on peut fonder un nouvel ordre mondial sur une totale libération des mouvements de marchandises, des capitaux et, à la limite, des personnes. On soutient qu’un fonctionnement libre de tous les marchés entraînerait nécessairement la prospérité pour chaque pays dans un monde libéré de ses frontières économiques. A vrai dire, l’ordre nouveau qui nous est ainsi proposé est dépourvu de toute régulation réelle; en substance, il n’est que laissez-fairisme.

Cette évolution s’est accompagnée d’une multiplication de sociétés multinationales ayant chacune des centaines de filiales, échappant à tout contrôle, et elle ne dégénère que trop souvent dans le développement d’un capitalisme sauvage et malsain.

Au nom d’un pseudo libéralisme et par la multiplication des déréglementations, s’est installée peu à peu une espèce de chienlit mondialiste laissez-fairiste. Mais c’est là oublier que l’économie de marchés n’est pas qu’un instrument et qu’elle ne saurait être dissociée de son contexte institutionnel, politique et éthique. Il ne saurait être d’économie de marchés efficace si elle ne prend pas place dans un cadre institutionnel, politique et éthique approprié, et une société libérale n’est pas et ne saurait être une société anarchique.

On ne nous présente que trop souvent les conditions éthiques comme incompatibles avec la recherche économique d’une efficacité maximale. Mais en réalité il n’en est rien. En fait, l’objectif fondamental de toute société libérale et humaniste est de faire vivre ensemble des hommes dans des conditions assurant leur respect mutuel et des conditions de vie aussi bonnes que possible. Il n’y a rien qui soit là incompatible avec la recherche d’une efficacité maximale de l’économie.

Le libéralisme ne saurait se réduire au laissez-faire économique : c’est avant tout une doctrine politique, et l’économie n’est qu’un moyen permettant à cette doctrine politique de s’appliquer efficacement. Originellement, d’ailleurs, il n’y avait aucune contradiction entre les aspirations du socialisme et celles du libéralisme. La confusion actuelle du libéralisme et du laissez-fairisme constitue un des plus grands dangers de notre temps.

La mondialisation de l’économie est certainement très profitable pour quelques groupes de privilégiés. Mais les intérêts de ces groupes ne sauraient s’identifier avec ceux de l’humanité tout entière. Une mondialisation précipitée et anarchique ne peut qu’entraîner partout chômage, injustices, désordres et instabilité, et elle ne peut que se révéler finalement désavantageuse pour tous les peuples dans leur ensemble. Elle n’est ni inévitable, ni nécessaire, ni souhaitable. Elle ne serait concevable que si elle était précédée par une union politique mondiale, un développement comparable des différentes économies et l’instauration d’un cadre institutionnel et éthique mondial approprié, conditions qui, de toute évidence, ne sont pas et ne peuvent être actuellement satisfaites.

Depuis deux décennies, une nouvelle doctrine s’était peu à peu imposée, la doctrine du libre-échangisme mondialiste impliquant la disparition de tout obstacle aux libres mouvements des marchandises, des services et des capitaux.

Suivant cette doctrine, la disparition de tous les obstacles à ces mouvements était une condition à la fois nécessaire et suffisante d’une allocation optimale des ressources à l’échelle mondiale. Tous les pays et dans chaque pays tous les groupes sociaux devaient voir leur situation améliorée.

Pour tous les pays en voie de développement, leur ouverture totale vis-à-vis de l’extérieur était une condition nécessaire de leur progrès et la preuve en était donnée, disait-on, par les progrès extrêmement rapides des pays émergents du Sud-Est asiatique.

Pour les pays développés, la suppression de toutes les barrière tarifaires ou autres était considérée comme une condition de leur croissance, comme le montraient décisivement les succès incontestables des tigres asiatiques, et, répétait-on encore, l’Occident n’avait qu’à suivre leur exemple pour connaître une croissance sans précédent et un plein emploi. Tout particulièrement la Russie et les pays ex-communistes de l’Est, les pays asiatiques, la Chine en premier lieu, constituaient des pôles de croissance majeurs qui offraient à l’Occident des possibilités sans précédent de développement et de richesse.

Telle était fondamentalement la doctrine de portée universelle qui s’était peu à peu imposée au monde et qui était considérée comme ouvrant un nouvel âge d’or à l’aube du XXIème siècle. Cette doctrine a constitué le credo indiscuté de toutes les grandes organisations internationales ces deux dernières décennies. Toutes ces certitudes ont fini par être balayées par la crise profonde qui s’est développée à partir de 1997 dans l’Asie du Sud-Est, puis dans l’Amérique latine, pour culminer en Russie en août 1998, et mettre en cause les établissements bancaires et les bourses américaines et européennes en septembre 1998.

Deux facteurs majeurs ont joué un rôle décisif dans cette crise mondiale d’une ampleur sans précédent après la crise de 1929 : l’instabilité potentielle du système financier et monétaire mondial et la mondialisation de l’économie à la fois sur le plan monétaire et sur le plan réel. Ce qui doit arriver arrive : l’économie mondiale, qui était dépourvue de tout système réel de régulation et qui s’était développée dans un cadre anarchique, ne pouvait qu’aboutir tôt ou tard à des difficultés majeures. La nouvelle doctrine s’est effondrée, et elle ne pouvait que s’effondrer. L’évidence des faits l’a emporté finalement sur les incantations doctrinales.

L’hostilité dominante aujourd’hui contre toute forme de protectionnisme se fonde sur une interprétation erronée des causes fondamentales de la Grande Dépression. En fait, la Grande Dépression de 1929-1934, qui à partir des Etats-Unis s’est étendue au monde entier, a eu une origine purement monétaire et elle a résulté de la structure et des excès du mécanisme du crédit. Le protectionnisme en chaîne des années trente n’a été qu’une conséquence et non une cause de la Grande Dépression. Il n’a constitué partout que des tentatives des économies nationales pour se protéger des conséquences déstabilisatrices de la Grande Dépression.

Les adversaires obstinés de tout protectionnisme, quel qu’il soit, commettent une seconde erreur : ne pas voir qu’une économie de marchés ne peut fonctionner correctement que dans un cadre institutionnel, politique et éthique qui en assure la stabilité et la régulation. Comme l’économie mondiale est actuellement dépourvue de tout système réel de régulation, qu’elle se développe dans un cadre anarchique, qu’elle ne tient aucun compte des coûts externes de toutes sortes qu’elle génère, l’ouverture mondialiste à tous vents des économies nationales ou des associations régionales est non seulement dépourvue de toute justification réelle, mais elle ne peut que les conduire à des difficultés majeures, sinon insurmontables.

Le véritable fondement du protectionnisme, sa justification majeure et sa nécessité, c’est la protection indispensable contre les désordres et les difficultés de toutes sortes engendrées par l’absence de toute véritable régulation à l’échelle mondiale. En réalité, le choix réel n’est pas entre l’absence de toute protection et un protectionnisme isolant totalement chaque économie nationale de l’extérieur. Il est dans la recherche d’un système qui puisse permettre à chaque économie régionale de bénéficier d’une concurrence effective et des avantages de nombreux échanges avec l’extérieur, mais qui puisse également la protéger contre tous les désordres et les dysfonctionnements qui caractérisent chaque jour l’économie mondiale.

Incontestablement, la politique de libre-échange mondialiste que met en œuvre l’Union Européenne est la cause majeure, de loin la plus importante, du sous-emploi massif d’aujourd’hui qui s’y constate. Pour y remédier, la construction européenne doit se fonder sur une préférence communautaire, condition véritable de l’expansion, de l’emploi et de la prospérité. Ce principe a d’ailleurs une validité universelle pour tous les pays ou groupes de pays. Pour toute économie régionale, un objectif raisonnable serait que, par des mesures appropriées et pour chaque produit ou groupe de produits, un pourcentage minimal de la consommation communautaire soit assuré par la production communautaire, à l’exclusion de toute délocalisation. La valeur moyenne de ce pourcentage pourrait être de l’ordre de 80 %.

C’est là, au regard de la situation actuelle, une disposition fondamentalement libérale qui permettrait un fonctionnement efficace de toute économie communautaire à l’abri de tous les désordres extérieurs tout en assurant des liens étendus et avantageux avec tous les pays tiers. C’est là une condition majeure du développement des pays développés, mais c’est là surtout une condition majeure du développement des pays sous-développés.

L’ouverture à tous vents de l’économie européenne dans un cadre mondial fondamentalement instable, perverti par des disparités considérables de salaires aux cours des changes, par le système des taux de change flottants et par l’absence de toute préoccupation sociale et éthique, est la cause essentielle de la crise profonde qui ne cesse de s’aggraver. Les faits, tout comme la théorie, permettent d’affirmer que si la présente politique mondialiste de l’Union Européenne est poursuivie, elle ne pourra qu’échouer. La crise d’aujourd’hui, c’est avant tout une crise de l’intelligence. La situation présente ne peut durer. Il est dérisoire de ne remédier qu’aux effets : c’est aux causes qu’il faut s’attaquer.

Sans aucune contestation possible, la question majeure d’aujourd’hui est celle du sous-emploi qui, depuis des années, a dépassé un seuil insupportable et intolérable, dont les causes fondamentales restent plus ou moins volontairement occultées, sinon méconnues, et qui mène inéluctablement à une explosion sociale mettant en cause la survie même de notre société. En dernière analyse, dans le cadre d’une société libérale et humaniste, c’est l’homme et non l’Etat qui constitue l’objectif final et la préoccupation essentielle. C’est à cet objectif que tout doit être subordonné. Une société libérale et humaniste ne saurait s’identifier à une société laxiste, laissez-fairiste, pervertie, manipulée, ou aveugle.

Quant à la construction de l’Europe, il n’est pas conforme aux idéaux du libéralisme et de l’humanisme de substituer aux besoins des citoyens tels qu’ils les ressentent eux-mêmes, suivant leur propre échelle de valeur, « leurs prétendus besoins » appréciés par d’autres, hommes politiques, technocrates ou dirigeants économiques, quels qu’ils puissent être.

En réalité, l’économie mondialiste, qu’on nous présente comme une panacée, ne connaît qu’un seul critère : « l’argent ». Elle n’a qu’un seul culte : « l’argent ». Dépourvue de toute considération éthique, elle ne peut que se détruire par elle-même. Le passé ne nous offre que trop d’exemples de sociétés qui se sont effondrées pour n’avoir su ni concevoir, ni réaliser les conditions de leur survie. Les perversions du socialisme ont entraîné l’effondrement des sociétés de l’Est. Mais les perversions laissez-fairistes d’un prétendu libéralisme nous mènent à l’effondrement de notre société.

 

 

 

Ouvrages à consulter :

 

Nouveaux combats pour l’Europe. 1995-2002 (2002)
L’Europe en crise. Que faire? (2005)
La mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance


              Les œuvres de Maurice Allais sont disponibles aux Éditions Clément Juglar

 

Maurice Allais Wikipedia

 

Source  http://www.apophtegme.com/COUPS%20DE%20GUEULE/allais01.htm

 

14/05/2013

L’arnaque monétaire internationale ou la face cachée de la mondialisation / Crazy Horse (Agoravox) 2008



« Par essence, la création monétaire ex nihilo* que pratiquent les banques est semblable,
je n’hésite pas à le dire pour que les gens comprennent bien ce qui est en jeu ici,
à la fabrication de monnaie par des faux-monnayeurs, si justement réprimée par la loi. »
(Maurice Allais - 1999)

 

 

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Crazy Horse, citoyen du monde et membre de la grande fraternité humaine, poursuit son développement intellectuel et spirituel sans prétention. Sa devise : "Contentez-vous de vous améliorer. C'est tout ce que vous pouvez faire pour améliorer le monde" (L. Wittgenstein).

 

 

A l’heure où l’on nous rabâche à longueur de temps le problème de la dette publique, qui sert à justifier les réformes liberticides et anti-socialistes que notre cher gouvernement fait passer avec plus ou moins de tact, il importe de se poser la question : Comment un État souverain peut-il devoir plus de 1 000 milliards d’euros à différents créanciers ? Lorsque tous les « experts » jurent que la relance de la croissance résoudra tous nos maux en diminuant le chômage et en augmentant notre pouvoir d’achat, il est bon de s’interroger sur les fondements de telles assertions. Quand, enfin, notre modèle de société se caractérise par le flot toujours croissant de monnaie en circulation, il serait sage de se demander : qu’est-ce donc que cette monnaie et d’où vient-elle ? Cet article a pour but de dissiper certaines idées reçues et de vous éclairer sur certaines réalités habilement dissimulées par une oligarchie de la finance prétentieuse, peu scrupuleuse, avide de pouvoir et de richesse...

 

I - La monnaie n’est pas créée par l’État

 

Depuis la nuit des temps, aussi vertueux soient-ils au départ, tous les hommes au pouvoir changent et finissent par abuser de ce pouvoir s’ils restent longtemps au pouvoir.

Contrairement à une idée largement répandue dans le public, la monnaie n’est pas créée par un organisme de l’État (autrement dit du peuple).

En effet, depuis le 1er janvier 1999, la Banque centrale européenne (BCE) s’est vu transférer les compétences des Banques centrales nationales (BCN) des États membres. La BCE et les BCN devenues ses sous-traitants forment le Système européen de Banques centrales (SEBC).

La BCE a le monopole d’émission de la monnaie fiduciaire, autrement dit des pièces et des billets de banque. C’est une institution indépendante selon le traité de Maastricht et elle ne peut en aucun cas accorder un découvert ni aucune autre forme de crédit « aux institutions ou organes de la Communauté, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publiques des États membres ; l’acquisition directe, auprès d’eux, par la BCE ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite » (article 104).

« L’objectif principal du SEBC est de maintenir la stabilité des prix ». Et : « Sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans la Communauté, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de la Communauté, tels que définis à l’article 2 » (article 105, paragraphe 1, du Traité). La Communauté se donne pour objectifs d’obtenir un niveau d’emploi élevé et une croissance durable et non inflationniste (article 2 du Traité sur l’Union européenne).

Autrement dit, l’État français doit financer son déficit en vendant aux organismes privés et à quelques riches investisseurs des bons au trésor. Il s’agit ni plus ni moins de prêts remboursables à plus ou moins long terme et auxquels sont associés des intérêts comme pour n’importe quel prêt contracté par une entreprise ou un particulier. Les détenteurs de ces bons au trésor sont donc les créanciers de l’État.

 

II - Le processus de création monétaire

 

Comme on l’a dit au point précédent, la BCE a le monopole d’émission de la monnaie fiduciaire. Or, on sait bien qu’aujourd’hui la plus grande partie des transactions s’effectuent en monnaie scripturale (chèques, carte bleue, virements, etc.) qui est la forme dématérialisée de la monnaie. En 2006, par exemple, il y avait 7 387 milliards d’euros en circulation (agrégat M3 - bulletin n° 153 de la Banque de France, septembre 2006) dont seulement 552 milliards d’euros de pièces et de billets.

Mais alors comment sont créés les 6 835 milliards d’euros de monnaie supplémentaire ?

Ce sont les banques privées qui créent cet argent par l’intermédiaire du crédit. Certains feront appel ici à une deuxième idée reçue pour se rassurer : « c’est l’épargne qui permet le crédit ».

Malheureusement non, le crédit n’est nullement limité par la valeur des dépôts effectifs dans une banque, comme on pouvait le lire dans un opuscule édité en 1971 par la Banque de France, La Monnaie et la Politique monétaire : « Les particuliers - même paraît-il certains banquiers - ont du mal à comprendre que les banques aient le pouvoir de créer de la monnaie ! Pour eux, une banque est un endroit où ils déposent de l’argent en compte et c’est ce dépôt qui permettrait à la banque de consentir un crédit à un autre client. Les dépôts permettraient les crédits. Or, cette vue n’est pas conforme à la réalité, car ce sont les crédits qui font les dépôts ».

Alors, comment ça se passe ?

Disons que vous avez besoin de 15.000 euros pour acheter une nouvelle voiture. Vous allez voir votre banquier qui n’a qu’à inscrire la somme sur votre compte, après vous avoir fait signer quelques papiers, vous engageant à lui rembourser le capital qu’il vous a prêté plus les intérêts convenus sous peine de saisie de vos biens. La monnaie est créée par un simple jeu d’écriture. Le banquier porte à l’actif de son bilan une créance de 15.000 euros et au passif les 15.000 euros qu’il vient de mettre sur votre compte.

Vous pouvez noter que le banquier n’a pas créé les intérêts qu’il vous demande de payer, comme nous le verrons plus loin. Si vous parvenez à rembourser votre prêt, les 15.000 euros disparaîtront de la masse monétaire. C’est pourquoi on qualifie ce type de monnaie de temporaire ou encore de « monnaie de crédit ». Seuls resteront les intérêts que vous aurez versés (souvent équivalents voire bien supérieurs au montant emprunté) et qui représentent la rémunération du banquier pour avoir créé de l’argent à partir de rien. Incroyable mais vrai, désolé.

La seule chose qui permette de limiter l’octroi par les banques de ce type de crédit est une règle prudentielle qui dit qu’une banque ne peut prêter qu’à hauteur de 98% des dépôts qu’elle détient. Mais il faut savoir que parmi ces dépôts une bonne partie provient de crédits accordés par d’autres banques à leurs clients, selon le même procédé douteux décrit ci-dessus.

 

III - Le problème des intérêts

 

Nous avons expliqué que la monnaie n’existait aujourd’hui que sous forme de crédit et donc de dettes. Ni l’euro ni le dollar ne sont gagés sur l’or.

Imaginez un instant que tous les citoyens du monde, las de toutes leurs dettes, décident de les régler toutes en même temps. Eh bien, on peut en déduire alors qu’il n’y aurait plus de monnaie du tout !

En réalité, et c’est ça le plus incroyable, il est impossible de régler toutes les dettes puisque aucune banque n’a créé la monnaie nécessaire pour régler les intérêts demandés...

Commencez-vous à comprendre ?

Il est mathématiquement impossible de payer toutes les dettes car pour cela il faudrait plus de monnaie qu’il n’en a été mis en circulation ! Voilà la vraie raison d’être de la doctrine de la croissance. Nous devons créer toujours plus de crédits afin de pouvoir rembourser les intérêts. Mais en créant ces crédits nous engendrons de nouveaux intérêts qu’il faudra payer en faisant de nouveaux crédits et ainsi de suite. C’est une spirale sans fin...

L’intérêt est la cause principale de l’inflation, puisque avec un crédit à 5 % par an par exemple, c’est le double de la somme empruntée qui doit être remboursée sur quinze ans, par le jeu des intérêts composés.

L’intérêt est le premier responsable de la pauvreté dans le monde et de l’élargissement de la fracture sociale. Sachez que les prix que vous payez sont constitués à 40-45 % du seul poids des intérêts, comme l’ont mis en évidence dans leurs études Magrit Kennedy et Ralph Becker (vraisemblablement 30-40 % aujourd’hui), vous pouvez imaginer la somme colossale qui est transférée du monde de l’économie réelle au monde financier.

A l’origine les intérêts servaient à rémunérer les épargnants dont les dépôts permettaient d’effectuer les prêts, le banquier se payant grâce à la différence des taux. Mais, dans le contexte actuel, étant donné la façon dont la monnaie est créée, cela n’est plus justifié.

La société civile doit prendre conscience de cette situation aberrante, étudier sérieusement la question et réclamer la fin de ces privilèges absurdes.

Plus le temps passe et plus la finance internationale, avec un cynisme effrayant, s’accapare les vraies richesses du monde (les réserves minières, l’eau, la terre, les biens immobiliers et, depuis peu, les êtres vivants...) qu’elle achète avec de la monnaie de singe !

Jefferson nous aurait-il prévenus ?

« Je crois que les institutions bancaires sont plus dangereuses pour nos libertés que des armées entières prêtes au combat. [...] Si le peuple américain permet un jour que des banques privées contrôlent leur monnaie, d’abord par l’inflation, ensuite par la déflation, ces banques et toutes les institutions qui fleuriront autour d’elles, dépouilleront les gens de tout ce qu’ils possèdent, jusqu’au jour où leurs enfants se réveilleront, sans maison et sans toit, sur la terre que leurs parents ont conquise. »

“I believe that banking institutions are more dangerous to our liberties than standing armies. [...] If the American people ever allow private banks to control the issue of their currency, first by inflation, then by deflation, the banks and corporations that will grow up around the banks will deprive the people of all property until their children wake-up homeless on the continent their fathers conquered. The issuing power should be taken from the banks and restored to the people, to whom it properly belongs.” (Thomas Jefferson, 3e président des États-Unis, lettre au secrétaire du Trésor le genevois Albert Gallatin - 1802.)

L’authenticité de cette citation attribuée à Thomas Jefferson est sujette à caution, et pourrait être l’amusant résultat d’un assemblage. Ce qui est certain, c’est qu’en 1816, Jefferson a écrit à John Taylor :

“And I sincerely believe, with you, that banking establishments are more dangerous than standing armies; and that the principle of spending money to be paid by posterity, under the name of funding, is but swindling futurity on a large scale.”

En 1813, Jefferson a également dit à propos des banques 

“The States should be applied to, to transfer the right of issuing circulating paper to Congress exclusively, in perpetuum, if possible...”

 

IV - Que peut-on faire ?

 

Pour commencer, il faudrait faire l’effort de comprendre. Les économistes prétendument experts ont bon ton de dire que tout cela est tellement compliqué qu’un non-initié ne saurait s’y retrouver. C’est une façon de dissimuler ce qui se cache derrière ce système économique d’un autre âge. Il nous faut une refonte du système économique.

Et, pour commencer, les citoyens doivent reprendre le pouvoir de création monétaire, cédé par nos « représentants » aux puissances financières alors que la monnaie est et doit rester au service du peuple. La quantité d’argent injecté dans l’économie doit être proportionnelle à l’indice de croissance, qui correspond à la valeur cumulée des biens et services échangeables dans la zone concernée. Actuellement seulement 5 % des transactions mondiales correspondent à l’échange de biens économiques réel. Le reste correspond à la spéculation boursière...

Selon A.-J. Holbecq : « Toute la monnaie nécessaire au développement de l’économie doit être produite par la BCE et confiée contre intérêts aux banques commerciales qui la distribueront aux emprunteurs en faisant payer leur travail et expertise par des honoraires. Et tous les intérêts de toute la monnaie créée dans le passé par les banques commerciales et par la BCE doivent revenir aux États de la zone euro et donc à la population... C’est certainement plus de 350 milliards d’euros par an ».

Un nouveau krach planétaire surviendra bientôt en raison de la chute programmée du cours du dollar qui, je le rappelle, sert actuellement de monnaie de réserve internationale. Ce sera le moment d’exiger de nos élus une refonte complète du système monétaire pour qu’il soit vraiment au service de l’économie et non plus l’instrument de pouvoir d’une minorité de nantis.

La démocratie restera un vœu pieu si les citoyens se laissent désinformer.

Prenez votre destin en main : informez-vous !

La liberté est à ce prix...

 

Références : Maurice Allais, Irving Fisher, J.-M. Harribey, Denis Clerc, A.-J. Holbecq entre autres... Merci à l’équipe de fauxmonnayeurs.org à qui j’ai emprunté quelques passages. Un grand merci à A.-J. Holbecq pour ses commentaires éclairés.

 

 

Source http://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/l-arna...



12/05/2013

la sortie du capitalisme / André Gorz 2008

 note de lecture de  Fabien Ferri

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André Gorz, 1923-2007, philosophe et journaliste français

 

La publication en 2008 d’Écologica, l’œuvre ultime d’André Gorz, nous offre une mise en perspective de sa pensée en nous présentant des textes écrits entre 1975 et 2007. Ce recueil permet ainsi d’avoir une idée de la trajectoire intellectuelle qu’il a suivie durant sa période de maturité [1]. À des articles originellement publiés dans diverses revues – comprenant deux entretiens de 2005 dont un retranscrit pour EcoRev, faisant office d’introduction – s’adjoignent des passages extraits d’œuvres antérieures : c’est notamment le cas des chapitres III et IV, respectivement repris d’Écologie et politique et Adieux au prolétariat [2]

Sans emphase ni prophétisme, avec le ton d’un pessimiste aguerri, Gorz a présagé avec une grande clairvoyance le devenir de notre monde comme un engouffrement dans la catastrophe économique et écologique. Sur le plan économique, on est frappé par la pertinence des analyses et des anticipations de l’auteur au regard de la très grave crise financière qui a explosé à l’automne 2008 et dont nous n’avons pas fini de subir les conséquences. Dès le début du livre, Gorz nous permet immédiatement de comprendre la logique qui préside à la crise du système capitaliste dont nous faisons l’expérience. Il nous conduit ainsi à imaginer les conséquences planétaires auxquelles nous expose à terme cette logique, nous contraignant alors intelligemment à penser le problème urgent face auquel nous nous trouvons : celui de la survie de notre planète dans les décennies à venir. Ce texte est donc le diagnostic d’une époque qui est la nôtre, et l’ordonnance de la médication qu’il faut nécessairement lui prescrire pour la sauver. Il est donc d’une vive actualité et d’une importance cruciale pour trois raisons : d’abord parce qu’il pose un constat clair des impasses du capitalismes, impasses économiques et écologiques, ensuite parce qu’il envisage des réponses tant politiques qu’éthiques qui permettent d’éviter un tel avenir. Ce qui pour Gorz implique concrètement de mettre en œuvre une écologie politique qui privilégie la décroissance.

Impasses du capitalisme

Le capitalisme désigne selon Gorz le système économique dans lequel règne la loi du capital, c’est-à-dire celle de la reproduction du profit par n’importe quel moyen et sous quelque forme que ce soit – reproduction au fondement de son accumulation – et où n’a de valeur que ce qui est susceptible de devenir marchandise. Il implique donc un mode de fonctionnement dans lequel l’accumulation du capital est potentiellement fondée sur l’exploitation et où l’exploitation est elle-même rendue possible par la marchandisation du travail humain. Il induit donc le tout-marchand comme la forme unique de toute société et le tout-marchandise comme la forme exclusive de tout rapport social.

Dans le premier chapitre, l’auteur met au jour la logique ayant conduit le capitalisme à des limites –tant internes qu’externes– limites qui, une fois atteintes, comme c’est actuellement le cas, ont pour conséquence irréversible de ne plus lui permettre de se reproduire. L’avènement de la crise dans laquelle le système est actuellement plongé a été accéléré à partir du moment où le capitalisme est entré dans un régime d’industrie financière. L’économie réelle a dès lors peu à peu été subordonnée à une économie

fictive alimentée par la capitalisation des anticipations de profit et de croissance : elle est ainsi devenue un appendice des bulles financières, c’est-à-dire une preuve de l’incapacité pour le capitalisme à se reproduire sans le recours aux artifices de la spéculation. Corrélativement, le maintien de ce système économique ne fait qu’accélérer l’échéance d’une catastrophe écologique dont les conséquences seront irréversibles : sans une rupture radicale avec les méthodes et la logique économique qui le gouvernent, le capitalisme conduira à une catastrophe climatique dans les cinquante prochaines années. Ces limites –tant économiques qu’écologiques– ont été atteintes à l’issue d’un processus de rationalisation technoscientifique généralisé de la production, qui conduit actuellement à penser la décroissance (au moins comme manière de cesser d’anticiper la croissance) comme le seul impératif à suivre pour espérer la survie de notre planète. C’est pourquoi la sortie du capitalisme, barbare ou civilisée, s’impose comme un phénomène nécessaire. Ainsi se posent simultanément le problème de l’effondrement du capitalisme et la question de la possibilité de la venue d’un autre système économique et social.

Sortir du capitalisme

Pour Gorz, la sortie du capitalisme doit être écologique, d’où l’étude de la question de l’écologie politique dans le second chapitre. Comme le souligne l’auteur, il importe de distinguer l’écologie scientifique de l’écologie politique pour ne pas déduire les démarches mises en œuvre par la seconde comme des conséquences nécessaires dérivant des analyses de la première. Une telle distinction est capitale, puisqu’elle permet de déconstruire le sophisme idéologique du matérialisme dialectique (dogmatique) consistant à imposer des pratiques politiques déterminées en leur donnant le statut de nécessités scientifiques démontrées (qui permettent donc de légitimer ces pratiques). Penser les rapports entre écologie scientifique et écologie politique est actuellement décisif car il importe de penser l’interaction de l’espèce humaine (essentiellement dans la dimension de son activité industrielle, puisque c’est elle qui pose le plus de problèmes écologiques) avec l’écosystème terrestre, dans la mesure où l’emprise de plus en plus étendue de la technique sur la nature tend à perturber la capacité naturelle qu’a l’écosystème de s’auto-organiser et de s’autoréguler. Le problème étant que l’intégration des contraintes écologiques dans le cadre de l’industrialisme et de la logique du marché propres au capitalisme a pour conséquence de substituer à l’autonomie du politique (qui normalement laisse place à l’expérience de la liberté politique des individus par l’exercice du jugement de chacun dans la délibération collective) une expertocratie (qui place dans les mains de la sphère de l’Etat et d’une minorité d’experts l’examen et la détermination du contenu de l’intérêt général).

Tel est donc le problème de la démocratie selon Gorz : traduire les nécessités objectives qu’exige la préservation de l’écosystème en conduites normatives qu’exige un rapport respectueux à la nature et à l’environnement dans lesquels nous vivons, sans pour autant sacrifier une dimension ouverte à la délibération politique.

L’écologie, avant de devenir l’étude scientifique de l’écosystème terrestre (écologie scientifique) ou un programme politique de préservation de la nature (écologie politique) a toujours été, selon Gorz, l’expression d’une culture et d’une philosophie du quotidien spontanément dirigée contre l’impérialisme des appareils techniques, économiques et administratifs sur toutes les dimensions de la vie humaine, parce qu’il

nie cette forme de vie dans laquelle l’homme se développe et se reconnaît comme une partie intégrante d’un milieu naturel. L’écologie est donc un naturalisme particulier qui renvoie en son sens le plus originel à la défense d’un monde vécu où l’homme et la nature ne sont pas séparés, où la nature n’apparaît pas à l’homme comme une réalité devenue étrangère. Pour Gorz, elle a toujours d’abord signifié la forme de rapport au monde la plus primitive et la plus intuitive au sein d’une nature, une attitude de confiance, d’intelligence et de connivence avec une nature déjà là, mais que nous tendons malheureusement à perdre de vue à mesure que la domination des appareils se fait plus omniprésente, et la transformation de la nature, plus irréversible. Le troisième chapitre, intitulé « L’idéologie sociale de la bagnole », illustre ce phénomène. Il porte sur l’analyse d’un objet qui a envahi notre quotidien et ne cesse d’être omniprésent dans l’environnement de nos sociétés modernes : à savoir l’automobile.

Une défense de la décroissance

Le quatrième chapitre montre qu’à la croissance destructive, il faut substituer la décroissance productive : car seule la décroissance peut être productive en terme écologique, autrement dit productive d’une meilleure qualité de vie, puisqu’elle seule peut être en mesure de limiter le gaspillage, c’est-à-dire « satisfaire le plus possible de besoins avec le moins possible de travail, de capital et de ressources physiques ». En effet depuis le début des années 1960 l’accroissement de la production a été motivé par l’intérêt qu’il y avait à favoriser la consommation pour l’enrichissement du capital. Pour accélérer et accroître cette consommation des usagers, des stratégies marketing et commerciales ont donc été mises en place : elles consistaient à baisser artificiellement la durée de vie des produits pour faire de la consommation une nécessité artificielle dépassant les besoins naturels normaux, nous faisant entrer dans l’ère du gaspillage, gaspillage qui permit et permet encore la rentabilité des capitaux en contraignant les consommateurs à acheter un volume de biens quantitativement plus grand pour une valeur d’usage qualitativement semblable. Si bien que nous nous trouvons actuellement face à ce paradoxe : ce n’est plus la production qui est au service des consommateurs, ce sont les consommateurs qui sont au service de la production. Mais Gorz a bien conscience dans le cinquième chapitre que la mise en œuvre de la décroissance est extrêmement difficile : car au meilleur des cas elle provoquerait une violente dépression économique, et au pire, l’effondrement du système bancaire mondial.

Politique et morale de l’écologie

L’écologie a donc une dimension éthico-politique. Politique d’une part, non pas en tant que théorie positive, mais en tant que théorie réactive à un système économique – le capitalisme – dont la logique a pour conséquence actuelle la dévastation de la Terre, et à terme, la destruction de la planète : l’écologie politique est donc essentiellement une théorie critique qui combat les conséquences du mode de production capitaliste. D’autre part, elle a une dimension éthique, puisqu’elle vise l’émancipation des hommes (face au phénomène de l’aliénation au travail) et la libération de la nature (face au phénomène planétaire de la violation impliquée par la surexploitation de ses ressources) en cherchant les moyens qui leur permettent de s’affranchir de la domination du dispositif technico-mondial (les immenses technologies), conséquence globale de l’extension du mode de production capitaliste dans le temps comme dans l’espace. Pour l’auteur, l’écologie politique, comme issue de secours permettant le

salut de l’humanité tout entière face aux impasses du capitalisme, tire son modèle de l’économie de la connaissance caractéristique des sociétés modernes avancées, dont l’existence a été rendu possible par l’avènement de ce que Gorz a appelé, dans la lignée d’Ivan Illich, des « technologies ouvertes », c’est-à-dire des technologies « qui favorisent la communication, la coopération, l’interaction », comme les réseaux et les logiciels libres, cet aspect n’est sans doute pas le plus approfondi de l’ouvrage, et on peut le regretter. Mais, avant d’être une excellente introduction à l’écologie politique, Ecologica, traité anticapitaliste fondé en raison, constitue donc le manifeste d’un humanisme et d’un naturalisme exemplaires.

 

André Gorz, Ecologica, Galilée, 2008.  /  

 

Source : Mouvements, le 11 juillet 2011. http://www.mouvements.info/Ecologica-la-sortie-du-capital...