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09/06/2013

La décroissance soutenable face à la question du « comment ? » / Yannick Rumpala 2009


Que la planète a ses limites paraît une idée quasiment acquise. Conjointement, les doutes se renforcent sur les possibilités d’une croissance économique continue. Les appels au changement montent, mais oublient souvent de préciser comment faire. C’est un point faible des propositions défendant une « décroissance soutenable ». Comment faire évoluer les mentalités et les pratiques ? Comment renverser les inerties structurelles ? Cet article montre que ces questionnements sont encore à travailler.

 

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Yannick Rumpala, maître de conférence à ERMES (Équipe de Recherche sur les Mutations de l'Europe et de ses Sociétés. Equipe d’accueil (EA 1198) de l’Université de Nice-Sophia Antipolis.



Les réflexions sont nombreuses pour souligner que les logiques de développement actuelles ne sont pas « soutenables ». Logiquement, les préoccupations et insatisfactions soulevées aboutissent souvent à la recherche d’une alternative. De ce point de vue, l’idée de « décroissance » suscite un intérêt montant, même si elle reste dans des sphères plutôt périphériques par rapport à d’autres discussions, notamment celles développées à partir de la notion de « développement durable ». Les propositions disponibles donnent à voir un nouvel horizon, bien que la vision présentée apparaisse généralement plutôt vague.

Cette conception d’une société « décroissante » apparaît en effet plus facile à définir en négatif (ce qu’elle ne veut pas) qu’en positif (ce qu’elle veut). Dans son noyau, elle met en avant la nécessité de sortir de l’obsession de la croissance économique, transformée en objectif ultime, presque autoréférentiel, au détriment d’autres considérations, notamment écologiques et sociales. Elle place les schémas d’accumulation permanente et infinie face aux limites de la planète, avec l’idée d’inciter à rechercher un modèle d’organisation sociale qui permettrait d’assurer, de manière équitable et démocratique, la subsistance et les activités des populations sans dégrader le substrat naturel. Un tel projet devrait alors passer par une « diminution régulière de la consommation matérielle et énergétique, dans les pays et pour les populations qui consomment plus que leur empreinte écologique admissible » [1]. Autour de ce noyau, les visions proposées restent en fait diverses, plus ou moins formalisées selon leurs porteurs (mouvements associatifs, personnalités académiques…) et des clarifications sont donc encore à attendre.

Toutefois, au-delà des difficultés de définition, les propositions sur la « décroissance » semblent avoir d’autant plus de mal à s’installer dans les débats que les voies pour y arriver se révèlent encore plus floues. D’où le problème (et même presque l’impensé) que je souhaite examiner ici. Pour passer d’un état à un autre, aux caractéristiques différentes, il faut une transition. Pour peu que le point d’arrivée puisse être défini plus clairement, quelle transition pourrait être imaginée pour un projet comme celui d’une « décroissance soutenable » ? La question apparaît d’autant plus justifiée que les obstacles sur un tel chemin semblent nombreux. Et d’autant plus nombreux qu’il s’agirait d’un changement profond, de large échelle et destiné à durer dans le temps.

Si, dans cette perspective, une transition est à envisager, cette dernière renvoie ainsi à un processus englobant, censé intervenir dans tout un système de façon à le faire évoluer jusque dans ses fondements. Il s’agirait donc d’un processus touchant notablement à la fois les rationalités, les pratiques, les institutions, les bases culturelles. Autrement dit, si l’objectif visé est celui d’une « décroissance soutenable », cette transition s’apparente à la recherche de voies d’extrication (« extrication paths »), pour reprendre (en la détournant quelque peu) une expression utilisée dans l’étude des « transitions démocratiques » afin de désigner les voies de sortie des régimes autoritaires.

Au-delà de l’analogie, cette idée d’extrication peut être non seulement évocatrice mais aussi analytiquement féconde, dans le sens où l’objectif de « décroissance » présuppose en effet qu’il faut sortir de trajectoires jugées dommageables. Exploiter cette idée incite ainsi à revenir sur le projet proposé en déplaçant l’analyse vers l’identification des cheminements possibles pour cette sortie. En prolongement, cela incite aussi à resituer ces cheminements par rapport aux choix collectifs à effectuer et par rapport au poids plus ou moins persistant des structures antérieures. Un tel mouvement d’extrication laisse sous-entendre le passage par une période de réorganisation, qui elle-même peut requérir de prévoir différentes étapes, différentes séquences. Ce qui demande alors à être exploré, ce sont les possibilités et les modalités d’installation d’un processus de transformation, dans lequel il s’agirait de réaliser consciemment, pour le long terme, une adaptation quasi générale parvenant à combiner des ajustements multiples et entremêlés dans une pluralité de dimensions (économique, technologique, culturelle, institutionnelle). Or, de ce point de vue, les propositions sur la « décroissance » n’apparaissent pas véritablement articulées à une théorie du changement.

Une perspective transformatrice aussi imposante suppose effectivement une intentionnalité collective quant à la direction envisagée, mais pose aussi comme enjeu de trouver les manières d’organiser ou de « gérer » une telle transition. De fait, un projet, a fortiori pour une aussi vaste ambition, peut difficilement se réaliser si ne sont pas pensées les conditions sous lesquelles il peut s’appliquer. Il amène à soulever des problèmes interdépendants et, quel que soit le point d’entrée, conduit à passer par une cascade de sujets qui ne peuvent guère être traités sans vue d’ensemble. Ce qui veut dire aussi, d’un point de vue de concrétisation, trouver une pluralité de leviers dont les actions soient cohérentes entre elles. Autant sur le plan analytique que pragmatique, l’avancée d’un tel projet amène vers un schéma dans lequel devient alors préférable une appréhension systémique de la situation et de son évolution possible. Mais cela ramène par la même occasion à la question de la complexité (du fait d’une multitude de variables potentiellement hétérogènes à prendre en compte) et à la possibilité de la prendre en charge dans une logique de changement.

Au-delà de la question du « que faire ? », dans laquelle s’ancrent très majoritairement les débats normatifs existants, cet article propose donc un autre questionnement et vise surtout la question du « comment faire ? ». Les difficultés évoquées auparavant incitent en effet à prendre plus au sérieux la dimension transitionnelle et à réfléchir davantage sur l’adaptation de l’idée de transition. Il s’agira notamment d’en examiner les ressorts et les implications, s’agissant notamment de la conception de la transition comme processus à gérer, de la capacité à corriger des trajectoires jugées problématiques, et des conditions de l’action collective par rapport à un projet visant la totalité sociale.

Ainsi reconsidérée, la perspective de la « décroissance soutenable », si on lui accorde crédit, devrait au bout du compte amener à réfléchir :
 aux conditions de diffusion et d’acceptation des idées (comme celles de sobriété dans la consommation, de critique des satisfactions matérialistes, de révision de la manière de penser le travail…) ;
 aux possibilités de généralisation des pratiques et de capitalisation des expériences (comme celles visant à réviser le rapport aux marchandises, les modes d’usage des produits, ou utilisant des formes innovantes d’économie solidaire…) ;
 au travail de coordination à engager entre les initiatives existantes (comme celles cherchant à restaurer des circuits courts, à créer des coopératives d’achat, à rapprocher consommateurs et producteurs…). Ce sont ces trois axes qu’il s’agit ici d’explorer plus profondément. En effet, ces trois axes peuvent être d’autant moins négligés qu’ils correspondent à trois champs de confrontation.

L’enjeu de la confrontation avec les valeurs et intérêts dominants

Le premier axe signalé est une manière de remettre le projet de « décroissance soutenable » face à la nécessité de tenir compte des schémas normatifs et des intérêts installés. Il suffit de tirer le fil pour déboucher sur de lourdes questions. Comment faire évoluer les intérêts dominants, notamment les intérêts économiques ? Est-il suffisant de s’attaquer à la publicité, comme essayent de le faire les Casseurs de pub ? S’il faut sensibiliser les populations, des dispositifs comme les conférences et marches pour la décroissance [2]peuvent-ils suffire ? Bref, comment promouvoir et diffuser des idées dans un contexte qui est peu favorable à leur réception ?

La question des valeurs et des matrices culturelles est plus ou moins explicitement posée dans les réflexions promouvant la « décroissance ». Elles contiennent en effet un appel à une transformation des visions du monde, à un réagencement des valeurs. Face au modèle occidental de développement et à ses effets, l’économiste Serge Latouche veut par exemple « décoloniser l’imaginaire » [3]. Dans ce type de perspective, la réorientation vers un projet de « décroissance » repose sur une prise de conscience à large échelle, mais va aussi au-delà en supposant une réorganisation des préférences individuelles et collectives. Manque cependant l’explicitation des processus transitionnels qui doivent permettre ce double déplace-ment. Effectivement, les difficultés surviennent dès qu’il s’agit de sortir des propositions superficielles et générales, autrement dit d’aborder plus précisément les dynamiques qui participent à l’évolution des aspirations, valeurs, croyances et idées dominantes. Si un accord peut se faire sur ce qui peut être mis derrière le terme de valeurs, il faut ensuite arriver à discerner comment elles prennent forme, comment elles s’articulent, comment elles se maintiennent ou s’adaptent, par quels agencements, combinaisons, recombinaisons elles peuvent se transformer. Or, il suffit de faire une incursion rapide dans le champ des sciences sociales pour constater qu’il y a encore de lourds débats théoriques sur les moteurs du changement dans les systèmes de valeurs. Les propositions marquantes du politiste américain Ronald Inglehart sur la montée de valeurs post-matérialistes ont été fortement discutées et continuent à nourrir les investigations sociologiques sur les processus de changements culturels. Pour lui, c’est par rapport à cette vaste tendance post-matérialiste qu’il faut resituer le développement des mouvements écologistes et des débats autour des enjeux environnemen-taux [4]. Mais, outre les interrogations sur les fondements de ce phénomène, un fort scepticisme subsiste sur les effets généraux à en at-tendre, notamment pour la résolution des problèmes écologiques.

Si le type de système socio-économique qui reste légitimé est considéré comme néfaste, comment alors intervenir dans les processus sociaux qui participent à sa légitimation ? La tâche est difficile car ce n’est pas seulement sur une série d’éléments qu’il faudrait agir, mais sur des éléments qui font système. La sphère institutionnelle et a fortiori le monde des affaires continuent à baigner dans un climat idéologique où la croissance reste un objectif central. Dans un tel climat, l’idée de canaliser la consommation ne peut aboutir qu’à la prédominance de situations de dissonance cognitive, mettant en porte-à-faux l’argument d’une nécessaire responsabilité individuelle et collective.

La mise en discussion du modèle économique dominant dans les sociétés industrialisées fait revenir à la question de l’influence du système publicitaire et à la manipulation des désirs par les différentes formes de marketing. Robert J. Brulle et Lindsay E. Young ont pu vérifier empiriquement l’influence de la publicité sur les niveaux de consommation personnelle aux États-Unis [5]. Les groupes et mouvements qui ont essayé de contrer ces processus d’influence ont pu mesurer la difficulté de la tâche. Les actions de résistance face à la pression publicitaire, portées par des groupes militants comme Adbusters ou en France les Casseurs de pub, peinent encore à trouver les relais qui leur permettraient de jouer les grains de sable dans la vaste machinerie qui vient désormais ordonner les univers culturels. La tâche est d’autant plus malaisée que les résistances à la consommation peuvent être récupérées et ouvrir la voie à de nouveaux segments de marché.

L’autre point de friction classique concerne les besoins. Dans les schémas d’appréhension les plus répandus (a fortiori lorsque s’y mêlent des intérêts économiques), l’idée d’exercer une contrainte sur ces besoins est le plus souvent envisagée avec une forte réticence. Même des justifications fortement motivées, comme celles mettant en avant l’avenir de la planète, se voient opposer des échappatoires (le « besoin » de mobilité étant par exemple censé pouvoir être satisfait par des véhicules moins polluants). Ces besoins sont bien entendu traversés part toute une série d’influences culturelles, sociales, et économiques. Jean Baudrillard avait utilement suggéré de considérer « le système des besoins et de la consommation comme système de forces productives » [6]. S’il s’agit de faire évoluer le modèle économique dominant, comme y incite la problématique de la « décroissance », la question est alors aussi de savoir si une réflexivité individuelle et collective sur les besoins peut se développer. L’enjeu serait là de faire en sorte que les consommateurs aient conscience non seulement des modèles de consommation auxquels ils participent, mais aussi des risques d’enfermement dans certains de ces modèles, potentiellement problématiques parce que non soutenables. Le problème est que ces situations d’enfermement sont souvent subies sans que les consommateurs aient beaucoup de moyens pour réagir ou pour trouver les choix qui leur paraîtraient plus adéquats. Ce qui rend alors difficile la maîtrise des conséquences des décisions d’achat [7].

Valeurs, besoins, désirs, intérêts, c’est en tout cas tout cela qu’il faut parvenir à dé-mêler avant de prétendre engager une transition vers un autre modèle d’organisation socio-économique. Sur ce plan, les réflexions sur la « décroissance » avancent, mais sans avoir de véritable théorisation sur le rapport que peuvent entretenir ces facteurs et variables avec le changement collectif souhaité.

Les possibilités de pénétration des pratiques

Vouloir amener la collectivité vers un modèle socio-économique plus soutenable amène une autre question importante : celle de la confrontation avec les pratiques (modes de consommation, modes de déplacement…), dont les ancrages sont aussi révélateurs de multiples dépendances subies par les populations. Dans quel répertoire de propositions les partisans de la « décroissance » peuvent-ils puiser pour engager l’adaptation des pratiques ? Faut-il favoriser les pratiques communautaires, par exemple pour la production énergétique, l’habitat ou le transport ? Faut-il développer une culture du « Do it yourself », restaurer des marchés pour des produits de seconde main ?

Avec la montée des préoccupations environnementales, chaque individu est censé faire plus attention que par le passé à ses pratiques. L’objectif de « décroissance » va plus loin. C’est en effet la diminution des consommations matérielles qui est préconisée, avec comme contrepartie souhaitée la possibilité d’élargir et d’enrichir les liens sociaux, mais aussi d’investir davantage de temps dans la vie collective et la participation politique (« Moins de biens, plus de liens »).

De fait, tant que la consommation globale continue à augmenter, la tentative de passage à des formes de consommation moins dommageables pour l’environnement est une orientation dont les effets peuvent s’avérer limités et insuffisants, sans compter les gains qui peuvent être annihilés par des phénomènes de type « effet rebond » [8]. Le sociologue américain Andrew Szasz a aussi signalé une autre évolution potentiellement problématique. Devant les craintes de présence de produits toxiques dans leur environnement immédiat, beaucoup d’Américains ont eu tendance, en guise de solution, à privilégier ces dernières décennies les achats censés les préserver de ces menaces : eau en bouteille, filtres pour l’eau du robinet, produits d’hygiène personnelle, etc. C’est ce qu’Andrew Szasz a appelé la « quarantaine inversée » : plutôt que de pousser à des formes de régulation gouvernementale, une partie croissante de la population s’est repliée de manière plutôt fataliste et individualiste sur une offre commerciale les rassurant face à leurs soupçons [9]. Bien entendu, ce sont de nouveaux marchés qui ont ainsi été ouverts, mais les effets sont aussi politiques, dans la mesure où, comme le montre Andrew Szasz, les consommateurs achètent ces produits en pensant acquérir une forme de protection face aux risques environnementaux, mais se sentent par la même occasion moins incités à chercher à les résoudre, notamment par l’action collective et politique.

Les mobilisations politiques axées sur le mode de vie (lifestyle politics ou life politics) risquent également d’être insuffisantes. Le mouvement de « simplicité volontaire » a ainsi suscité des appréciations ambivalentes. Dans ce genre de démarches, les efforts pour réduire les consommations matérielles se font plutôt sur une base individuelle. Leur portée, comme le signale Michael Maniates, devient toute relative lors-que ces efforts sont comparés à la puissante combinaison de forces culturelles et économiques qui poussent plutôt dans le sens de l’accroissement de la consommation. Ce qui veut dire que, pour avoir un effet large, ces efforts doivent d’une manière ou d’une autre rentrer dans une appréhension collective propre à nourrir une mobilisation elle-même collective [10].

Avoir une perspective suffisamment ample sur les pratiques signifie donc qu’il est nécessaire de prendre en compte des contextes qui sont à la fois sociaux, culturels, institutionnels, et qui peuvent déterminer et contraindre les choix individuels et collectifs. Pour prendre l’exemple de l’urbanisme, il est difficile de faire autrement que de tenir compte du tissu existant et des contraintes infrastructurelles qui en résultent. Il faut donc à la fois gérer le déjà-là et éviter les décisions risquant de créer de nouveaux problèmes. Dans le domaine des biens de consommation courante, faire évoluer les habitudes suppose aussi de pouvoir sortir des situations de dépendance par rapport à certains circuits de distribution, notamment ceux devenus dominants des supermarchés et hypermarchés. Vues sous cet angle, les évolutions ne dépendent pas seulement de comportements individuels, mais peut-être davantage des systèmes et infrastructures d’approvisionnement. Le marché de l’occasion par exemple peut être autre chose qu’un circuit périphérique réservé aux consommateurs « nécessiteux » et y recourir peut aussi devenir un choix.

L’enjeu est aussi informationnel, puisque, dans une perspective de « soutenabilité », il s’agit idéalement de pouvoir évaluer les effets de l’ensemble des pratiques. La question des informations dont peuvent disposer les populations pour ce faire devient donc majeure. Ce qui suppose de s’intéresser à la nature de ces informations, à la manière dont elles peuvent être produites et utilisées, à la circulation dont elles peuvent bénéficier. En matière de production énergétique par exemple, l’acceptation et la diffusion de technologies innovantes à l’échelle domestique supposent effectivement une implication individuelle ou familiale et les possibilités d’appréciation des choix à faire et de leurs conséquences sont donc un aspect important [11].

Bref, prétendre faire évoluer les pratiques suppose là aussi de retrouver les déterminants de ces pratiques, de les disséquer pour pouvoir les réinscrire dans une appréhension plus ou moins théorisée du changement à engager. Difficile d’envisager un autre modèle d’organisation socio-économique sans également passer par cette étape pour démêler les facteurs entretenant les logiques de consommation, de production et d’accumulation [12].

La question du renversement des contraintes structurelles : promesses et espoirs de la mise en réseaux d’expériences

L’ambition du projet de « décroissance soutenable » le place enfin plus fondamentalement au niveau des structures, dans leurs dimensions à la fois institutionnelles, économiques, technologiques... La difficulté est de dégager des capacités pour mettre en synergie des actions intervenant sur des plans ou dans des registres différents. Comment créer structurellement les conditions d’une participation collective ? Les dynamiques de réseaux, et plus particulièrement de mise en réseau d’expérimentations diverses (comme les systèmes d’échanges locaux [SEL], les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne [AMAP]…), peuvent se présenter comme une piste et leur développement conjoint mérite donc d’être regardé plus attentivement.

Un changement à un niveau systémique, comme celui promu sous le label de la « décroissance soutenable », ne peut effectivement se faire sans une forme de coordination entre un large ensemble d’acteurs et une mise en commun, voire une synergie, de ressources et de compétences. De ce point de vue, un gros écueil à franchir est celui de la fragmentation des démarches tentant d’offrir des voies alternatives. C’est ce qu’avait bien senti le réseau européen pour l’après-développement (READ) : « Le danger de la plupart des initiatives alternatives est, en effet, de se cantonner dans le créneau qu’elles ont trouvé au départ au lieu de travailler à la construction et au ren-forcement d’un ensemble plus vaste » [13].

Si la visée se situe dans la recherche d’effets structurels, il peut donc être utile de s’intéresser aux démarches de constitution ou d’activation de réseaux [14]. La forme réseau peut en effet permettre de rassembler des acteurs hétérogènes dans un même agencement pour poursuivre collectivement un but commun, en agissant de manière coordonnée grâce à des relations d’échange et de coopération. L’échelle générale du changement envisagé supposerait d’aller au-delà d’une série d’agencements épars et de chercher davantage des voies pouvant faciliter des phénomènes de coalescence. Autrement dit, cela revient à faire l’hypothèse que le développement de la longueur, de la convergence, de l’interconnexion de ces réseaux peut aboutir à un résultat global porteur d’effets profonds.

La construction de réseaux alternatifs (circuits courts, collectifs d’échange et d’entraide…) peut ainsi se présenter comme une base à développer. L’accumulation des soutiens aux expériences engagées peut avoir un effet d’entraînement. Les différentes formes de résistance à la pression publicitaire et marchande ont par exemple pu donner de plus en plus à des actions hétérogènes des allures de véritable mouvement [15]. Dans une telle logique de réseau, la recherche de soutiens pour les expériences existantes devient par conséquent un effort minimal à faire avant d’escompter des effets d’agrégation.

Si l’ambition est celle d’un réajustement systémique et profond, prendre appui sur les réseaux disponibles, en susciter de nouveaux, les faire converger, peut somme toute offrir un effet cumulatif aidant à agir sur les structures. La créativité existe et se manifeste par un foisonnement d’initiatives qui cherchent souvent à gagner en visibilité. Au croisement du social et de l’économique, les systèmes d’échanges locaux (SEL) expérimentent des modes d’organisation éloignés des bases marchandes et monétaires. Dans ces expériences, l’échange de produits, de services, mais aussi de savoirs et de savoir-faire, est conçu comme pouvant reposer davantage sur des relations de solidarité, de réciprocité et de communauté grâce à d’autres unités de compte que l’argent [16]. Dans un registre davantage orienté vers les aspects écologiques, les « écovillages » essayent de développer et d’agréger localement des pratiques permettant de repenser les modes de vie dans leur rapport au collectif mais aussi à l’environnement. Mais la logique de ces initiatives, plutôt locales, peut-elle être reproduite sur des échelles plus larges ? C’est au moins ce que semblent penser les membres et promoteurs du Global Ecovillage Net-work (GEN) qui a été mis en place pour soutenir ce genre de démarches.

Dans une perspective systémique, l’enjeu est aussi de trouver le lien entre des initiatives et des démarches qui peuvent paraître à première vue éloignées. Prenons le cas par exemple de la conservation d’une agriculture de proximité, à laquelle les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) peuvent contribuer. La question prend une autre dimension, plus étendue, si elle est reconnectée avec celle de la restauration ou de l’encouragement de circuits de distribution courts. Renforcer et rapprocher des initiatives innovantes ou dissidentes par rapport à l’ordre dominant, les insérer dans un projet commun de changement structurel, peut leur donner un sens renouvelé, plus robuste, en les resituant dans une dynamique de transition plus large.

Ces initiatives, souvent présentées aussi comme des modalités d’investissement démocratique et de renforcement du lien politique, ont encore largement un caractère expérimental. Il est pour cela plus juste de parler d’espaces d’expérience [17] à propos des dispositifs qui sont ébauchés. Dans leur globalité, les efforts déployés peuvent être vus comme une étape d’apprentissage dans un processus de transition plus large et, en tout cas, encore à construire. Pour ceux qui chercheront à les généraliser, la difficulté va être là de passer de cet état fragmentaire à des démarches plus systématiques. Et va donc se poser aussi la question des possibilités d’articuler ces espaces entre eux, de les faire se rejoindre, notamment s’il s’agit de les inscrire dans un projet d‘ensemble comme celui d’une « décroissance soutenable ». La difficulté peut être d’autant plus grande que les initiatives peuvent être d’ampleurs différentes, par la taille des publics concernés selon le niveau où elles prétendent opérer. Face à la somme des problèmes à affronter, on peut envisager que ces espaces d’expérience deviennent productifs collectivement (autrement dit dans leur ensemble) si peut s’effectuer une forme de mise en réseau. Et pour y parvenir, il faut donc effectivement que puissent se construire des rapprochements, des liens entre eux.

C’est là qu’un surcroît de réflexivité collective peut apparaître très utile, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des réseaux visés. Les acteurs intéressés peuvent sentir qu’ils font partie de réseaux et essayer d’agir sur la configuration et le fonctionnement de ceux-ci, voire d’intervenir sur des réseaux connexes. L’intention de ce travail sur les réseaux peut être là de faciliter les échanges d’expérience ou de faire circuler les pratiques qui paraissent porteuses de changement.

Ramer à contre-courant peut-il inverser le courant ?

Le rapprochement de cette série d’enjeux, d’autant plus importants qu’ils sont interdépendants, montre l’effort réflexif que tend à nécessiter à une échelle collective une transition orientée vers un objectif comme celui d’une « décroissance soutenable ». Ce genre d’objectif à prétention globale suppose le rassemblement d’une multitude d’interventions intentionnelles dans un tissu dense de processus socio-économiques pour en réduire les effets dommageables. Mais entre dénoncer une situation et trouver des voies pour en sortir, il y a une véritable étape de réflexion collective à installer. Cette étape est d’autant plus cruciale que le changement visé se situe à un niveau systémique et pas sur quelques domaines séparés, et qu’il est destiné à durer dans un temps long pour éviter de voir revenir des menaces difficilement supportables. Un tel changement semble devoir passer par un encouragement généralisé à faire croître et converger les multiples initiatives, plus ou moins éparpillées, plus ou moins embryonnaires, cherchant à inverser une ou des tendances jugées non soutenables (effort qui peut être encore plus compliqué et difficile si ces tendances sont globales). À ce niveau d’ambition, il faut une appréhension théorisée du changement à engager, et pas seulement la présentation d’un vague horizon à atteindre. Pour que le projet de « décroissance soutenable » soit crédible, il serait au moins utile d’avancer dans la clarification des processus ciblés et des leviers d’action envisageables.

En dehors de grands principes, la littérature sur la « décroissance » donne cependant peu de bases d’analyse qui permettraient d’imaginer comment un tel projet, potentiellement dérangeant, pourrait gagner en reconnaissance et être largement adopté dans la population, alors qu’il se trouve face à de puissantes forces d’inertie et d’opposition, liées à un régime économique d’accumulation, à des orientations technicistes, à des tendances à l’individualisme consumériste, etc. Le recul historique peut de ce point de vue être utile, voire nécessaire. Il peut aider à comprendre comment des transitions se sont déroulées par le passé dans des systèmes techniques, économiques ou culturels. Ce genre de remise en perspective peut éclairer la permanence de certaines options et permettre d’expliquer l’enfermement dans des orientations problématiques. Des recherches académiques ont commencé à se développer dans ce type de perspective, avec le souhait notamment de trouver des prolongements opérationnels (mais souvent au prix d’un maintien dans l’orbite de préoccupations institutionnelles) [18]. Des épisodes passés peuvent effectivement indiquer des pistes ou au moins nourrir des réflexions. Le sociologue américain Mike Davis a par exemple rappelé que les États-Unis avaient bien été obligés d’adapter leur économie pour assumer l’effort collectif qui leur a permis la victoire lors de la Seconde Guerre mondiale. La préservation de certaines ressources devenait alors un impératif et amenait à réviser certaines formes de consommation [19]. Le cas est bien entendu particulier puisqu’il s’agissait d’une économie de guerre, et nul n’a envie de voir la situation se reproduire, mais il est éclairant dans les possibilités d’adaptation qu’il révèle.

En tout cas, il n’est pas possible de prétendre vouloir engager un processus de changement sans chercher à comprendre ce qui peut conditionner ou affecter celui-ci. Une transition ne se déroule pas par le simple fait qu’elle paraisse désirable à certains, a fortiori lorsque leur position n’est pas majoritairement partagée. S’il y a prétention à intervenir consciemment dans un tel processus, la réflexion doit dépasser la tendance à ressasser les mêmes séries de problèmes de « soutenabilité », pour enfin aller chercher les facteurs qui vont déterminer les possibilités de réajustement dans la phase de tran-sition souhaitée. Sur quelle temporalité cette transition peut-elle s’étaler ? [20] Quelles sont les contraintes économiques, technologiques, culturelles, politiques, géographiques, à prendre en compte ? Un projet social et politique ne vaut jamais uniquement par l’horizon idéal qu’il décrit ; ses conditions de réalisation comptent tout autant, et peut-être plus.

Publié par Mouvements, le 23 juin 2009. http://www.mouvements.info/La-decroissance-soutenable-face-a.html

 

05/06/2013

visions du monde

Budi Satria Kwan Dualiy.jpg

Budi Satria Kwan                       Dualiy

 

 

Different Priorities by Julio Carrión Cueva.jpg

Julio Carrión Cueva                                                           Different Priorities

 

02/06/2013

la transition / Anne-Claire Prefol, Pierre Grillot & Dove Belhassen 2012

« En Europe, en Amérique ou même en Asie, les territoires dits "en transition" fleurissent depuis quelques années. Hérauts d’une réflexion sur la fin du pétrole, certaines communes ont initié un mouvement pionnier, à l’origine d’une multitude d’actions collectives... »




source http://utoplib.blogspot.fr