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23/10/2012

Cinq difficultés à écrire la vérité / Bertolt Brecht 1934

 

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Bertolt Brecht, 1898-1956, dramaturge, metteur en scène et poète allemand

 

1.     Le courage d’écrire la vérité

Il peut sembler aller de soi que l’écri­vain écrive la vérité, en ce sens qu’il ne doit pas la taire, ni l’étouffer, ni rien écrire de faux.        

Qu’il ne doit pas plier devant les puissants, ni tromper les faibles. Mais, naturellement, il est très difficile de ne pas plier devant les puis­sants, et très avantageux de tromper les faibles.     

Déplaire aux possédants, c’est renoncer à posséder soi-même.        

Renoncer au salaire pour un travail qu’on a fourni, c’est renoncer à la limi­te au travail lui-même; et refuser la gloire que vous font les puissants, c’est souvent renoncer à toute espèce de gloire.      

Il faut pour cela du courage.  

Les époques d’extrême oppression sont généralement des époques où il est beaucoup question de grandeur et d’idéal. 

Parler à de telles époques de choses aussi basses et mesquines que la nourriture et le logement des tra­vailleurs, alors qu’il est fait un tel batta­ge autour de l’esprit de sacrifice com­me vertu première, cela exige du courage.  

Au moment où les paysans sont abreuvés de belles paroles et cou­verts de décorations, il faut, pour parler des machines et des fourrages bon marché qui allégeraient leur travail tant honoré, du courage.

Quand on crie partout sur les ondes qu’un homme sans savoir et sans culture vaut mieux qu’un homme savant, il faut du coura­ge pour demander: mieux pour qui ?        

Quand on parle de belles races et de races dégénérées, il faut du courage pour demander si par hasard la faim, l’ignorance, et la guerre ne produi­raient pas de terribles malformations.
Du courage, il n’en faut pas moins pour dire la vérité sur soi-même, lorsqu’on est vaincu.

Il y en a beaucoup qui, sous l’effet des persécutions, perdent la faculté de reconnaître leurs fautes.     

Etre persécuté leur semble être le mal abso­lu.     

Les méchants, ce sont les persécu­teurs, puisqu’ils persécutent; eux, qui sont persécutés, ne peuvent l’être que pour leur bonté.

Cette bonté, pourtant, a bien été battue, vaincue, réduite à l’impuissance; c’était donc une bonté faible, une bonté inconsistante, sur qui on ne pouvait compter, une mauvaise bonté: on ne voit pas en effet pourquoi on accepterait que la bonté soit faible comme on accepte que la pluie soit humide.   

Il faut avoir le courage de dire que les bons ont été vaincus non parce qu’ils étaient bons, mais parce qu’ils étaient faibles. Bien sur, il faut écrire la vérité, mais la vérité en lutte contre le mensonge; et il ne faut pas en faire une généralité vague, sublime et à mul­tiples sens; cette généralité vague, sublime et à multiples sens est précisé­ment le propre du mensonge.       

Lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il a dit la vérité, c’est que certains, ou beaucoup, ou un seul, ont commencé par dire des généralités vagues, ou carrément un mensonge, mais que lui a dit la vérité, c’est-à-dire quelque chose de pratique, de concret, d’irréfutable, la chose même dont il fallait parler.      

Ce n’est pas du courage que de se lamenter en termes généraux sur la méchanceté du monde et le triomphe de la bassesse, quand on écrit dans une partie du monde où il est encore permis de le fai­re. Beaucoup font les braves comme si des canons étaient braqués sur eux, alors que ce ne sont que des jumelles de théâtre.    

Ils lancent leurs proclamations générales dans un monde où l’on aime les gens inoffensifs.

Ils réclament une justice universelle, pour laquelle ils n’ont jamais rien fait auparavant, et la liberté universelle de recevoir leur part d’un gâteau qu’on les a longtemps laissé partager.  

Ils ne reconnaissent com­me vérité que ce qui sonne bien. Si la vérité consiste en faits, en chiffres, en données sèches et nues, si elle exige pour être trouvée de la peine et de l’étude, alors ils n’y reconnaissent plus la vérité, parce que ça ne les exalte pas.

D’écrivains qui disent la vérité, ils n’ont que l’extérieur, les gestes.

Le malheur avec eux, c’est qu’ils ne savent pas la vérité.

 

 

2.        l’intelligence de reconnaître la vérité

Comme il est difficile d’écrire la vérité, parce qu’elle est partout étouffée, écri­re ou non la vérité apparaît à la plupart comme une question morale.    

Ils croient qu’il suffit pour cela de coura­ge.  

Ils oublient la seconde difficulté, celle qu’il y a à trouver la vérité.

Non, il n’est pas du tout vrai qu’il soit facile de trouver la vérité.

Il n’est déjà pas facile, tout d’abord, de déterminer quelle vérité vaut la pei­ne d’être dite.

C’est ainsi qu’en ce moment, par exemple, tous les grands Etats civilisés sombrent l’un après l’autre dans la barbarie. De plus, cha­cun sait que la guerre intérieure, qui se mène avec les moyens les plus effroyables, peut chaque jour se trans­former en guerre extérieure, qui ne laissera de notre partie du monde qu’un amas de ruines.

Voilà à n’en pas douter une vérité, mais il existe natu­rellement bien d’autres vérités.     

Ce n’est pas une contrevérité, par exemple, de dire que les chaises ont une partie faite pour qu’on s’assoie dessus, et que la pluie tombe de haut en bas.

Il y a beaucoup d’écrivains qui disent des vérités de ce genre-là.

Ils font penser à des peintres qui couvri­raient de natures mortes les parois d’un navire en perdition.

Pour eux, la première difficulté que nous avons signalée ne vaut pas, et ils n’en ont pas moins bonne conscience.      

Ils bar­bouillent leurs images sans se laisser troubler par les puissants, mais sans se laisser troubler non plus par les cris de leurs victimes.

L’absurdité de leur façon d’agir engendre en eux-mêmes un pessimisme « profond », qu’ils mon­nayent convenablement, et que d’autre auraient de meilleures raisons d’éprouver, à la vue de ces maîtres et de la manière dont ils vendent leurs senti­ments.

On reconnaîtra par là sans pei­ne que leurs vérités sont du même ordre que celles sur les chaises ou la pluie, mais d’ordinaire elles sonnent différemment, comme des vérités por­tant sur des choses importantes.

Aussi bien est-ce le propre de la création artistique que de conférer de l’impor­tance aux choses dont elle parle.

Il faut y regarder de plus près pour s’apercevoir qu’ils ne disent rien d’autre que: « Une chaise est une chai­se », et: « personne ne peut rien contre le fait que la pluie tombe de haut en bas. »      

Ces gens ne trouvent pas la vérité qu’il vaut la peine de dire. 

D’autres s’occu­pent vraiment, eux, des tâches les plus urgentes.

Ils craignent les puissants et ne craignent pas la pauvreté, mais n’arrivent pas, cependant, à trouver la vérité.      

C’est qu’ils manquent de connaissances. 

Ils sont pleins de vieilles superstitions, de préjugés véné­rables et que les temps anciens ont souvent revêtus d’une belle apparence.        

Pour eux, le monde est trop embrouillé, ils ne connaissent pas les faits et n’aperçoivent pas les liaisons entre ces faits.        

Il ne suffit pas de la droiture. il faut des connaissances susceptibles d’être acquises et des méthodes sus­ceptibles d’être apprises. En ces temps de complications et de grands boule­versements, les écrivains ont besoin de connaître la dialectique matérialiste, l’économie et l’histoire. Cette connais­sance peut s’acquérir par les livres et par une initiation pratique, pour peu qu’on s’y applique.  

Il ya beaucoup de vérités qu’on peut découvrir de maniè­re plus simple, des fragments de la véri­té ou des données qui conduisent à la découvrir. 

Quand on a la volonté de chercher, il est bon d’avoir une métho­de, mais on peut aussi trouver sans méthode, et même sans chercher.

Cependant, en procédant ainsi, au hasard, on ne peut guère atteindre à une représentation de la vérité telle que sur la base de cette représentation les hommes sachent comment agir.

Des gens qui n’enregistrent que de petits faits ne sont pas en mesure de rendre maniables les choses de ce monde.    

Or, c’est bien à quoi sert la véri­té, et à rien d’autre. Ces gens ne sont pas à la hauteur de l’exigence de vérité.  

Si quelqu’un est prêt à écrire la vérité, et capable de la reconnaître, trois diffi­cultés l’attendent encore.

 

 

 

3.     L’art de faire de la vérité une arme maniable

S’il faut dire la vérité, c’est en raison des conséquences qui en découlent pour la conduite dans la vie.        

Comme exemple de vérité dont on ne peut tirer aucune conséquence, ou seulement des consé­quences fausses, nous pouvons prendre l’idée très répandue selon laquelle le régime barbare qui règne dans certains pays provient de la bar­barie.

D’après cette conception, le fas­cisme est un déferlement de la barbarie qui s’est abattue sur ces pays avec la violence d’un élément naturel.

D’après cette conception, le fascis­me serait une troisième voie, une voie nouvelle entre le capitalisme et le socialisme, ou dépassant l’un et l’autre; d’après elle, non seulement le mouvement socialiste, mais aussi le capitalisme auraient pu continuer à exister sans le fascisme, et ainsi de suite.       

C’est là évidemment la thèse fasciste, une capitulation devant le fascisme.

Le fascisme est une phase historique dans laquelle est entré le capitalisme; c’est-­à-dire qu’il est à la fois quelque chose de neuf et quelque chose d’ancien.  

Dans les pays fascistes, le capitalisme n’existe plus que comme fascisme, et le fascisme ne peut être combattu que comme la forme la plus éhontée, la plus impudente, la plus oppressive, la plus menteuse du capitalisme.

Dès lors, comment dire la vérité sur le fascisme, dont on se déclare l’adver­saire, si l’on ne veut rien dire contre le capitalisme, qui l’engendre?

Comment une telle vérité pourrait-­elle revêtir une portée pratique? Ceux qui sont contre le fascisme sans être contre le capitalisme, qui se lamentent sur la barbarie issue de la barbarie, res­semblent à ces gens qui veulent man­ger leur part du rôti de veau, mais ne veulent pas qu’on tue le veau.       

Ils veu­lent bien manger du veau, mais ils ne veulent pas voir le sang.

Il leur suffirait, pour être apaisés, que le boucher se lave les mains avant de servir la viande.     

Ils ne sont pas contre les rapports de propriété qui engendrent la barbarie, ils sont seulement contre la barbarie.  

Ils élèvent leur voix contre la barbarie dans des pays où règnent les mêmes rapports de propriété, mais où les bou­chers se lavent les mains avant de servir la viande.

Récriminer bien haut contre des mesures barbares peut avoir de l’effet provisoirement, tant que ceux qui vous écoutent s’imaginent que ces mesures sont impensables dans leur propre pays.

Certains pays sont encore à même de maintenir leurs rapports de propriété par des moyens moins violents. La démocratie leur rend encore les services pour lesquels d’autres doivent faire appel à la violence, à savoir: garantir la propriété privée des moyens de pro­duction.

Le monopole des usines, des mines, des biens fonciers engendre partout un régime de barbarie; mais il est plus ou moins visible.

La barbarie ne devient visible que lorsque le mono­pole ne peut plus être protégé que par la dictature ouverte.

Certains pays qui n’ont pas encore besoin de renoncer, à cause de la bar­barie des monopoles, aux garanties formelles de l’Etat libéral, ainsi qu’à des agréments tels que l’art, la littéra­ture, la philosophie, prêtent une oreille complaisante aux réfugiés qui accu­sent leur pays d’origine de renoncer à ces agréments, car ils en tireront avan­tage dans les guerres qui s’annoncent.     

Peut-on vraiment dire que c’est recon­naître la vérité que d’exiger bruyam­ment un combat inexpiable contre l’Allemagne, parce que c’est elle « le vrai berceau du Mal à notre époque, la filia­le de l’Enfer, le séjour de l’Antéchrist »?   

Disons plutôt qu’il s’agit là de gens stu­pides, impuissants et nuisibles.

Car la conclusion de cette phraséologie est que le pays en question doit être rayé de la carte.       

Tout le pays, avec tous ses habitants, car les gaz toxiques ne font pas le tri, lorsqu’ils tuent, entre les innocents et les coupables.

L’homme superficiel qui ne connaît pas la vérité s’exprime en termes élevés, généraux et vagues.

Il discourt sur les Allemands, se lamente sur le Mal, et en mettant les choses au mieux, le lecteur ne sait jamais ce qu’il doit faire.        

Doit-il décider de n’être plus Allemand? L’enfer disparaîtra-t-il si lui au moins est un jus­te?  

Les discours sur la barbarie qui vient de la barbarie sont de la même espèce.    

Si la barbarie vient de la barbarie, elle cesse avec la moralité, qui vient de la culture et de l’éducation.       

Tout cela dit en termes très généraux, et non en vue des conséquences à en tirer pour l’action; un discours qui au fond ne s’adresse à personne.

De telles considérations ne montrent que quelques maillons dans l’enchaî­nement des causes et ne présentent que certaines forces motrices, et com­me des forces impossibles à contrôler, à dominer.        

De telles considérations renferment une grande obscurité, qui dissimule les forces d’où sortent les catastrophes.   

Un peu de lumière, et on verra apparaître des hommes comme causes des catastrophes!   

Car nous vivons en un temps ou le destin de l’homme est l’homme lui-même.

Le fascisme n’est pas une calamité naturelle qui pourrait se comprendre à partir d’une autre nature, la nature humaine.  

Or, il y a des descriptions de calamités naturelles qui sont dignes de l’homme, parce qu’elles font appel à ses vertus combatives.

Dans beaucoup de revues améri­caines, on a pu voir, après le tremble­ment de terre qui avait détruit Yokoha­ma, des photos représentant des décombres. La légende au bas disait:

Steel stood (l’acier a tenu); et de fait, après n’avoir vu au premier coup d’oeil que des ruines, on découvrait, alerté par cette inscription, que quelques grands immeubles étaient restés debout.

Parmi toutes les descriptions que l’on peut donner d’un tremble­ment de terre, celles des ingénieurs du bâtiment sont d’une importance exceptionnelle, parce qu’elles tiennent compte des glissements de terrain, de la violence des secousses, de la chaleur dégagée, etc., ce qui permet d’envisa­ger des constructions qui résistent aux tremblements de terre.       

Quand on veut décrire le fascisme et la guerre, ces catastrophes majeures, qui ne sont pas des catastrophes naturelles, il faut dégager une vérité dont on puisse faire quelque chose.

Il faut montrer que ce sont là des catastrophes réservées par les possesseurs de moyens de produc­tion à la masse énorme de ceux qui tra­vaillent sans moyens de production à eux.      

Si l’on veut écrire, sur un état de choses mauvais, une vérité efficace, il faut l’écrire de façon telle qu’on puisse reconnaître ses causes et les recon­naître comme évitables. Si elles sont reconnues comme évitables, l’état de choses mauvais peut être combattu.

 

 

4.     Le discernement pour choisir ceux entre les mains de qui la vérité devient efficace

Les usages séculaires du commerce de la chose écrite sur le marché des idées et des représentations descriptives, en ôtant à l’écrivain tout souci de ce qu’il advient de ses écrits, lui ont donné l’impression que l’intermédiaire, client ou commanditaire, les transmettait à tout le monde.    

Il pensait: je parle, et m’entendent tous ceux qui veulent bien m’entendre. En réalité, il parlait, et l’écoutaient ceux qui pouvaient payer.

Ce qu’il disait n’était pas enten­du de tous, et ceux qui l’entendaient ne voulaient pas tout entendre. C’est une question sur laquelle il s’est dit déjà beaucoup de choses, mais pas encore assez; je me bornerai à souligner qu’écrire pour quelqu’un est devenu écrire tout court.

Or on ne peut comme cela écrire la vérité, sans plus; il faut absolument l’écrire pour quelqu’un, quelqu’un qui peut en faire quelque chose.      

Connaître la vérité, c’est un pro­cessus commun aux écrivains et aux lecteurs.

Pour dire de bonnes choses, il faut bien entendre, et entendre de bonnes choses.    

La vérité doit être pesée, calculée par celui qui la dit, et pesée par celui qui l’entend.   

Il nous importe beaucoup, à nous écrivains, de savoir à qui nous la disons et qui nous la dit.

Nous devons dire la vérité sur un état de choses mauvais à ceux pour qui il est le plus mauvais, et c’est d’eux que nous devons l’apprendre.

Il ne faut pas s’adresser seulement à des gens d’une certaine opinion, mais aussi à des gens auxquels il conviendrait qu’ils aient cette opinion, en raison de leur situa­tion.

Et puis, vos auditeurs ne cessent de se transformer! Même avec les bour­reaux on peut causer, s’ils ne touchent plus la prime pour chaque pendaison, ou si le métier devient trop dangereux.       

Les paysans bavarois étaient contre tout bouleversement social, mais lorsque la guerre eut duré assez long­temps et que les jeunes revinrent au foyer et ne trouvèrent plus de place dans les fermes, alors on a pu les gagner à la révolution.

Il importe beaucoup pour les écri­vains de trouver l’accent de la vérité. D’ordinaire, les accents qu’on entend sont douceâtres, geignards, on dirait des gens qui ne veulent pas faire de mal à une mouche.

Entendre ces accents là quand on est dans la misère, c’est deve­nir encore plus misérable.

C’est le ton de gens qui ne sont sans doute pas des ennemis, mais non plus, à coup sur, des compagnons de lutte.        

La vérité est militante, guerrière, elle ne combat pas seulement le mensonge, mais aussi certains hommes qui le répandent.

 

 

 

5.     La ruse pour répandre la vérité parmi le grand nombre

Beaucoup, fiers d’avoir le courage de dire la vérité, heureux de l’avoir trou­vée, fatigués peut-être par la peine que leur a coûté le fait de la mettre en forme maniable, attendant avec impatience que s’en saisissent ceux dont ils défen­dent les intérêts, n’estiment pas néces­saire d’user par-dessus le marché de ruses particulières pour sa diffusion.  

Et c’est ainsi qu’ils perdent souvent tout le fruit de leur travail.

En tous temps, on a usé de ruse pour répandre la véri­té, lorsqu’elle était étouffée ou cachée. Confucius falsifia un vieil almanach patriotique.

Il se contentait de changer des mots. 

Là ou il y avait: « Le seigneur de Kun fit mettre à mort le philosophe Wan parce qu’il avait dit ceci et cela ... « , il remplaçait « mettre à mort » par « assassiner ».  

Disait-on que le tyran Untel avait été victime d’un attentat, il mettait: « avait été exécuté ». Ce faisant, Confucius ouvrit la voie à une vue nou­velle de l’Histoire.

A notre époque, mettre au lieu de « peuple » la « population » et au lieu de « sol » « propriété terrienne », c’est déjà retirer son soutien à bien des men­songes.    

C’est retirer aux mots leur auréole mystique et frelatée. Le mot « peuple » implique une certaine unité, évoque des intérêts communs; il ne devrait donc être employé que lorsqu’il est question de plusieurs peuples, car c’est au mieux dans ce cas qu’une quel­conque communauté d’intérêts peut se concevoir.

La population d’un territoire a des intérêts divers, voire antagonistes, et c’est là une vérité constamment étouffée.  

De même, parler de sol et faire des champs une peinture qui parle aux yeux: par la couleur et à l’odorat par les senteurs de la terre, c’est apporter son appui aux mensonges des puissants.

Car ce qui est en question n’est pas la fécondité du sol, ni l’amour que l’hom­me lui porte, ni l’ardeur au travail, mais essentiellement le prix du blé et le salaire du travail.

Ceux qui tirent profit du sol ne sont pas ceux qui en tirent du blé, et le parfum de la glèbe est inconnu à la Bourse; elle préfère d’autres par­fums.

Tandis que « propriété terrienne » est le mot juste; il se prête moins à l’illusion.

A la place de « discipline », là ou règne l’oppression, il faudrait dire « obéissance », car il peut y avoir disci­pline sans oppression et le mot a par là même plus de dignité qu’obéissance.

t à la place d’honneur il serait préfé­rable de mettre « dignité humaine »: l’individu ne sort pas aussi facilement du champ de vision.

On sait tout de même quelle canaille se permet de vouloir défendre l’honneur d’un peuple !   

Et avec quelle profusiop les gens repus distribuent de l’honneur à ceux qui les nourrissent tout en souf­frant eux-mêmes de la faim. La ruse de Confucius peut encore servir de nos jours. 

Confucius remplaçait des appré­ciations injustifiées sur des événe­ments de l’histoire nationale par des appréciations justifiées.

L’Anglais Tho­mas More décrivit dans son Utopie un pays où règne un état de choses juste, et c’était un tout autre pays que celui où il vivait, mais il lui ressemblait com­me deux gouttes d’eau, à l’état de choses près!

Lénine, menacé par la police tsariste, voulait dépeindre l’exploitation et l’oppression de l’île de Sakhaline par la bourgeoisie russe.

Il mit la Corée à la place de Sakhaline et le Japon à la place de la Russie. Les méthodes de la bour­geoisie japonaise rappelèrent à tous les lecteurs celles de la bourgeoisie russe à Sakhaline, mais le texte ne fut pas interdit parce que le Japon était enne­mi de la Russie.

Ainsi beaucoup de choses qu’on ne peut pas dire en Alle­magne sur l’Allemagne, on peut les dire en Autriche.

Il y a bien des ruses pour berner l’Etat soupçonneux.

Voltaire combattit la croyance de l’Eglise aux miracles en écrivant un poème galant sur la Pucelle d’Orléans.

Il décrivit les miracles que Jeanne dut en effet accomplir, selon toute vrai­semblance, pour demeurer vierge au milieu d’une armée, d’une cour et de moines.    

Par l’élégance de son style, en décrivant des aventures érotiques dans le cadre luxueux et luxurieux de la vie des puissants, il amenait subreptice­ment ceux-ci à sacrifier une religion qui leur fournissait les moyens de mener cette vie dissolue.   

Mieux, il se donna ainsi la possibilité de faire par­venir ses oeuvres par des voies illicites à leurs destinataires naturels.   

Ceux d’entre ses lecteurs qui étaient des puissants en facilitèrent ou pour le moins en tolérèrent la diffusion.  

Ils sacrifièrent ainsi la police, qui proté­geait leurs plaisirs.    

Le grand Lucrèce, lui, souligne expressément qu’il comp­te beaucoup, pour la propagation de l’athéisme épicurien, sur la beauté de ses vers.

De fait, un haut niveau littéraire peut servir d’enveloppe protectrice à une idée.       

Mais il est de fait aussi qu’il éveille souvent les soupçons.

Il peut être alors indiqué de le rabaisser intentionnelle­ment.    

C’est le cas par exemple lorsque dans la forme méprisée du roman poli­cier, on glisse en contrebande en quelques endroits, sans éveiller l’atten­tion, des descriptions de maux sociaux.

De telles descriptions suffiraient à jus­tifier l’existence d’un roman policier.

Pour des considérations bien moindres, le grand Shakespeare abais­sa ce niveau lorsque, volontairement, il fit parler sans éclat la mère de Coriolan au moment où elle va à la rencontre de son fils qui marche avec son armée contre sa ville natale: il voulait que Coriolan ne soit pas détourné de son plan pour des raisons valables ou par un mouvement profond, mais par une sorte de paresse qui le fait retourner à ses habitudes de jeunesse.  

Chez le même Shakespeare, on trouve un modèle de vérité répandue par la ruse: le discours funèbre de Marc-Antoine devant la dépouille de César.  

Il ne se lasse pas de répéter que le meurtrier de César, Brutus, était un homme hono­rable, mais en même temps il décrit le meurtre, et l’évocation de cet acte est plus impressionnante que celle de l’auteur du meurtre; l’orateur laisse ainsi aux faits le soin de vaincre pour lui, il leur confere une plus grande élo­quence qu’à « lui-même ».

Un poète égyptien, qui vivait il y a quatre mille ans, a usé d’une méthode identique. 

C’était une époque de grandes luttes de classes. La classe jusque-là dominante se défendait à grand-peine contre son grand antagoniste, la partie jusque-là serve de la population.        

Dans le poème, on voit un sage paraître à la cour du pharaon et appeler à la lutte contre les ennemis de l’intérieur.

Il décrit longue­ment et de façon prenante le désordre qui est résulté du soulèvement des couches inférieures.

Voici ce que cela donne:

Or donc: les grands sont pleins de lamentations et les petits de joie. Chaque ville dit: chassons les puis­sants d’entre nous tous.

Or donc: les chambres des scribes sont ouvertes, et les listes emportées; les serfs deviennent les maîtres.       

Or donc: on ne reconnaît plus le fils du maître respecté; l’enfant de la maîtresse est devenu le fils de la ser­vante.  

Or donc: on a attelé les riches aux meules; ceux qui n’avaient jamais vu la lumière sont sortis au jour.    

Or donc: l’ébène des cassettes de sacrifice a été brisée; on débite à la hache le santal merveilleux pour en faire des lits.  

Voyez: la résidence s’est écroulée en une heure.      

Voyez: les pauvres sont devenus riches. Voyez, celui qui n’avait pas de pain possède maintenant une gran­ge, et ce dont son grenier est pourvu, c’est le bien pris sur un autre.      

Voyez: l’homme se sent bien de manger sa nourriture.

Voyez: celui qui n’avait pas de blé possède maintenant des granges; celui qui comptait sur les distribu­tions gratuites de blé en distribue maintenant lui-même. 

Voyez: celui qui n’avait pas une paire de bœufs sous le joug possède maintenant des troupeaux, celui qui ne pouvait se procurer de bêtes de trait possède maintenant du bétail en grand nombre.   

Voyez: celui qui ne pouvait se bâtir une chambre possède à présent quatre murs.       

Voyez: les conseillers cherchent refuge dans les silos à grain, et celui qui avait à peine le droit de se reposer sur les murs possède maintenant un lit.       

Voyez: celui qui ne pouvait se construire une barque possède à pré­sent des navires, et le propriétaire jette un regard vers eux, mais ils ne sont plus à lui. 

Voyez: ceux qui avaient des habits vont maintenant en loques, celui qui tissait pour les autres est vêtu à pré­sent de lin. Le riche a soif dans son sommeil; et celui qui lui demandait la lie de ses outres possède à présent des caves de cervoise.   

Voyez: celui qui n’entendait rien au jeu de la harpe possède mainte­nant une harpe, celui devant qui on ne chantait jamais célèbre à présent la musique.  
Voyez: celui qui par dénuement dormait sans femme trouve à présent des dames, et celle qui se regardait dans l’eau possède à présent un miroir.      

Voyez: les puissants du pays errent sans trouver d’occupation, on ne donne plus aux grands de nouvelles sur rien. Celui qui était messager en envoie maintenant lui-même. 

Voyez: voilà cinq hommes envoyés par leurs maîtres, et qui disent: faites maintenant vous-mêmes le chemin; nous, nous sommes arrivés.

Il saute aux yeux qu’il s’agit là de l’évocation d’un désordre qui doit appa­raître aux opprimés comme un état hautement désirable.

Cependant, le poète se laisse difficilement saisir.     

Il condamne explicitement cet état de choses, mais il le condamne mal...

Jonathan Swift proposa dans une brochure, pour que le pays devienne prospère, qu’on sale les enfants des pauvres, qu’on les mette en conserve et qu’on les vende comme de la viande. 

Il alignait des calculs précis qui démon­traient qu’on peut faire beaucoup d’économies quand on ne recule pas devant les moyens.

Swift faisait la bête.    

Il avait l’air de défendre une façon de penser bien définie, qui lui était odieuse, avec beaucoup de conviction et de sérieux, dans une question où son ignominie apparaissait à l’évidence à n’importe qui.

N’importe qui pouvait être plus avisé, ou en tout cas plus humain que Swift, surtout celui qui jusque-là n’exa­minait pas les idées sous l’angle de leurs conséquences.

La propagande pour la pensée, en quelque domaine qu’elle se fasse, est utile aux opprimés. Une telle propa­gande est très nécessaire.        

Car la pensée passe dans les régimes d’exploitation pour une occupation basse.

Ce qui passe pour bas, c’est ce qui est utile à ceux qui sont maintenus en bas de l’échelle.   

Sont tenus pour bas: le souci constant de manger à sa faim; le dédain des honneurs qu’on fait miroi­ter à ceux qui défendent le pays où on les laisse mourir de faim; le manque de foi dans le chef lorsqu’il vous conduit à l’abîme; le manque de goût au travail quand il ne nourrit pas son homme; la révolte contre l’obligation de se com­porter de façon absurde; l’indifférence à la famille lorsqu’il ne servirait à rien de s’y intéresser.

Les affamés sont accusés du péché de gourmandise; ceux qui n’ont rien à défendre, de lâcheté; ceux qui doutent de leurs oppresseurs, de douter de leur propre force; ceux qui veulent être payés de leur travail, de paresse, et ainsi de suite.       
Sous de tels régimes, la pensée est tenue généralement pour quelque cho­se de vil, elle a mauvaise réputation.

On ne l’enseigne plus nulle part, et dès qu’elle apparaît, on la persécute.

Mais il reste toujours des domaines où l’on peut impunément faire allusion aux réussites de la pensée: ce sont ceux où la dictature a besoin d’elle.       

C’est ainsi, par exemple, qu’on peut exposer les réussites de la pensée dans la tech­nique et l’art militaire.   

Une organisa­tion permettant de faire durer les stocks de laine et d’inventer des textiles synthétiques exige de la pensée.

La détérioration des denrées alimentaires, la préparation de la jeunesse à la guer­re, voilà qui exige de la pensée, et c’est une chose que l’on peut exposer.   

L’élo­ge de la guerre, but irréfléchi de cette pensée, peut être astucieusement évi­té, ainsi la pensée, qui part de la ques­tion du meilleur moyen pour faire la guerre, peut amener à se demander si cette guerre a un sens, et s’appliquer à la question du meilleur moyen d’éviter une guerre absurde.

Naturellement, cette question est difficile à poser publiquement. Est-ce que la pensée qu’on a propagée peut être exploitée, c’est-à-dire présentée de façon telle qu’elle ait prise sur les événements?

Elle peut l’être.

Pour qu’en un temps comme le nôtre, l’oppression, qui sert à l’exploi­tation d’une partie (majoritaire) de la population par une autre partie (mino­ritaire), demeure possible, il y faut une certaine attitude fondamentale de la population, qui doit s’étendre à tous les domaines de l’existence.        

Une décou­verte en biologie, comme celle de Dar­win, a pu tout d’un coup constituer un danger pour l’exploitation; pourtant l’Eglise fut longtemps la seule à s’en préoccuper, la police ne s’apercevait encore de rien. 

Ces dernières années, les recherches des physiciens ont abouti à des conséquences dans le domaine de la logique qui ont pu deve­nir dangereuses pour toute une série d’articles de foi sur lesquels reposait l’exploitation.    

Le philosophe d’Etat prussien Hegel, occupé à de difficiles recherches logiques, livra à Marx et Lénine, les classiques de la Révolution, des méthodes de pensée d’une valeur inestimable.

Le développement des sciences s’accomplit avec cohérence, mais selon un rythme inégal, et l’Etat n’est pas en mesure de tout suivre et de tout surveiller.

Les champions de la vérité peuvent se choisir des emplace­ments de combat relativement à l’abri des regards.   

Ce qui importe avant tout, c’est qu’une pensée juste soit ensei­gnée, à savoir une pensée qui interroge les choses et les événements pour en dégager l’aspect qui change et que l’on peut changer.

Les puissants éprouvent une vive aversion contre les grands change­ments.

Ils aimeraient bien que tout reste en l’état, mille ans si possible. Si seule­ment la lune restait sur place, si seule­ment le soleil arrêtait sa course!

Person­ne n’aurait plus faim et ne voudrait plus dîner.        

Quand ils ont tiré au fusil, l’adver­saire ne devrait plus tirer lui-même, leur coup devrait être le dernier.

Une vision des choses qui en dégàge particulière­ment l’aspect transitoire est un bon moyen d’encourager les opprimés. De même, dans l’idée qu’en chaque chose, chaque état, s’annonce et grandit une contradiction, il y a quelque chose à opposer aux vainqueurs, qui permet de leur résister.    

Une telle vision du monde (la dialectique, ou la doctrine de l’écou­lement perpétuel des choses), on peut s’y exercer dans l’analyse d’objets qui échappent temporairement aux puis­sants. 

On peut l’appliquer à la biologie ou à la chimie.        

On peut s’y exercer aussi dans la peinture des destinées d’une famille, sans trop se faire remarquer.       

L’idée que chaque chose est dépendante de beaucoup d’autres, elles-mêmes en constant changement, est une idée dangereuse pour les dictatures, et elle peut se présenter sous bien des formes, sans donner prise à l’intervention de la police.      

Une description complète de toutes les circonstances, de tous les processus dans lesquels se trouve pris un homme qui ouvre un débit de tabac, peut être un rude coup porté à la dicta­ture.

Les gouvernements qui mènent les masses à la misère doivent absolu­ment éviter que dans la misère on pen­se au gouvernement. Ils parlent beau­coup de destin.

C’est lui, et non pas eux, qui serait responsable de la pénu­rie.

Qui se mêle de rechercher la cause de la pénurie est arrêté avant même d’avoir pu atteindre le gouvernement.

Mais il est possible en général de parer à la phraséologie du destin; on peut montrer que le destin de l’homme lui est réservé par d’autres hommes.

Cela à son tour peut se faire de mul­tiples façons.     

On peut par exemple raconter l’histoire d’une ferme, mettons d’une ferme islandaise.

On dit dans tout le village qu’un sort lui a été jeté.
Une paysanne s’est précipitée dans le puits, un paysan s’est pendu.

Un jour, on célèbre un mariage, le fils du paysan épouse une fille qui apporte en dot quelques arpents.   

Le sort s’éloigne du village.

Le village n’est pas d’accord sur les causes de l’heureux dénouement.

Les uns l’attribuent à la nature radieuse du jeune paysan, les autres aux arpents de terre de la jeune paysanne qui per­mettent enfin à la ferme de vivre.

Même avec un poème qui évoque un paysage, on peut faire avancer les choses, pour autant qu’on incorpore à la nature les choses créées par l’homme.

Pour que la vérité se répande, il y faut de la ruse.

Résumé

La grande vérité de notre temps (qu’il ne sert pas encore à grand-chose de simplement connaître, mais sans la connaissance de laquelle aucune autre vérité d’importance ne peut être trou­vée), c’est que nos contrées sombrent dans la barbarie parce que la propriété privée des moyens de production est conservée de force.

A quoi bon écrire quelque chose de courageux d’où il ressort que l’état dans lequel nous sombrons est un état barbare (ce qui est bien vrai), si l’on n’éclaire pas pour­quoi nous y tombons?        

Il faut dire que l’on torture parce que les rapports de propriété actuels entendent subsister.  

Certes, si nous disons cela, nous per­drons beaucoup d’amis, qui sont contre la torture, parce qu’ils croient qu’on pourrait conserver les rapports de propriété existants sans torture (ce qui n’est pas vrai).

Nous devons dire la vérité sur le régi­me barbare qui est celui de notre pays, afin que puisse être fait ce qui seul peut le faire disparaître, c’est-à-dire ce qui permet de changer les rapports de pro­priété.

Il nous faut la dire, d’autre part, à ceux qui souffrent le plus des rapports de propriété, qui sont le plus intéressés à leur abolition, les ouvriers, et à ceux que nous pouvons leur amener comme alliés parce que, même s’ils sont asso­ciés aux profits, ce sont des gens qui ne possèdent pas eux non plus de moyens de production.

Et cinquièmement nous devons procé­der par ruse.

Et ces cinq difficultés, nous devons les résoudre en même temps, car nous ne pouvons pas étudier la vérité sur un régime de barbarie sans penser à ceux qui en souffrent, et pendant que, repoussant toujours toute velléité de lâcheté, nous recherchons les liaisons causales en pensant à ceux qui sont prêts à rendre leur connaissance utile, nous devons également penser à leur présenter la vérité de façon telle qu’elle puisse entre leurs mains être une arme, et en même temps de façon assez rusée pour que cette transmission échappe à la vigilance et à la riposte de l’ennemi.

Exiger que l’écrivain écrive la vérité, c’est exiger tout cela.

 

 

Plus sur Brecht :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Bertolt_Brecht

http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Brecht/110069

 

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