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09/06/2013

La décroissance soutenable face à la question du « comment ? » / Yannick Rumpala 2009


Que la planète a ses limites paraît une idée quasiment acquise. Conjointement, les doutes se renforcent sur les possibilités d’une croissance économique continue. Les appels au changement montent, mais oublient souvent de préciser comment faire. C’est un point faible des propositions défendant une « décroissance soutenable ». Comment faire évoluer les mentalités et les pratiques ? Comment renverser les inerties structurelles ? Cet article montre que ces questionnements sont encore à travailler.

 

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Yannick Rumpala, maître de conférence à ERMES (Équipe de Recherche sur les Mutations de l'Europe et de ses Sociétés. Equipe d’accueil (EA 1198) de l’Université de Nice-Sophia Antipolis.



Les réflexions sont nombreuses pour souligner que les logiques de développement actuelles ne sont pas « soutenables ». Logiquement, les préoccupations et insatisfactions soulevées aboutissent souvent à la recherche d’une alternative. De ce point de vue, l’idée de « décroissance » suscite un intérêt montant, même si elle reste dans des sphères plutôt périphériques par rapport à d’autres discussions, notamment celles développées à partir de la notion de « développement durable ». Les propositions disponibles donnent à voir un nouvel horizon, bien que la vision présentée apparaisse généralement plutôt vague.

Cette conception d’une société « décroissante » apparaît en effet plus facile à définir en négatif (ce qu’elle ne veut pas) qu’en positif (ce qu’elle veut). Dans son noyau, elle met en avant la nécessité de sortir de l’obsession de la croissance économique, transformée en objectif ultime, presque autoréférentiel, au détriment d’autres considérations, notamment écologiques et sociales. Elle place les schémas d’accumulation permanente et infinie face aux limites de la planète, avec l’idée d’inciter à rechercher un modèle d’organisation sociale qui permettrait d’assurer, de manière équitable et démocratique, la subsistance et les activités des populations sans dégrader le substrat naturel. Un tel projet devrait alors passer par une « diminution régulière de la consommation matérielle et énergétique, dans les pays et pour les populations qui consomment plus que leur empreinte écologique admissible » [1]. Autour de ce noyau, les visions proposées restent en fait diverses, plus ou moins formalisées selon leurs porteurs (mouvements associatifs, personnalités académiques…) et des clarifications sont donc encore à attendre.

Toutefois, au-delà des difficultés de définition, les propositions sur la « décroissance » semblent avoir d’autant plus de mal à s’installer dans les débats que les voies pour y arriver se révèlent encore plus floues. D’où le problème (et même presque l’impensé) que je souhaite examiner ici. Pour passer d’un état à un autre, aux caractéristiques différentes, il faut une transition. Pour peu que le point d’arrivée puisse être défini plus clairement, quelle transition pourrait être imaginée pour un projet comme celui d’une « décroissance soutenable » ? La question apparaît d’autant plus justifiée que les obstacles sur un tel chemin semblent nombreux. Et d’autant plus nombreux qu’il s’agirait d’un changement profond, de large échelle et destiné à durer dans le temps.

Si, dans cette perspective, une transition est à envisager, cette dernière renvoie ainsi à un processus englobant, censé intervenir dans tout un système de façon à le faire évoluer jusque dans ses fondements. Il s’agirait donc d’un processus touchant notablement à la fois les rationalités, les pratiques, les institutions, les bases culturelles. Autrement dit, si l’objectif visé est celui d’une « décroissance soutenable », cette transition s’apparente à la recherche de voies d’extrication (« extrication paths »), pour reprendre (en la détournant quelque peu) une expression utilisée dans l’étude des « transitions démocratiques » afin de désigner les voies de sortie des régimes autoritaires.

Au-delà de l’analogie, cette idée d’extrication peut être non seulement évocatrice mais aussi analytiquement féconde, dans le sens où l’objectif de « décroissance » présuppose en effet qu’il faut sortir de trajectoires jugées dommageables. Exploiter cette idée incite ainsi à revenir sur le projet proposé en déplaçant l’analyse vers l’identification des cheminements possibles pour cette sortie. En prolongement, cela incite aussi à resituer ces cheminements par rapport aux choix collectifs à effectuer et par rapport au poids plus ou moins persistant des structures antérieures. Un tel mouvement d’extrication laisse sous-entendre le passage par une période de réorganisation, qui elle-même peut requérir de prévoir différentes étapes, différentes séquences. Ce qui demande alors à être exploré, ce sont les possibilités et les modalités d’installation d’un processus de transformation, dans lequel il s’agirait de réaliser consciemment, pour le long terme, une adaptation quasi générale parvenant à combiner des ajustements multiples et entremêlés dans une pluralité de dimensions (économique, technologique, culturelle, institutionnelle). Or, de ce point de vue, les propositions sur la « décroissance » n’apparaissent pas véritablement articulées à une théorie du changement.

Une perspective transformatrice aussi imposante suppose effectivement une intentionnalité collective quant à la direction envisagée, mais pose aussi comme enjeu de trouver les manières d’organiser ou de « gérer » une telle transition. De fait, un projet, a fortiori pour une aussi vaste ambition, peut difficilement se réaliser si ne sont pas pensées les conditions sous lesquelles il peut s’appliquer. Il amène à soulever des problèmes interdépendants et, quel que soit le point d’entrée, conduit à passer par une cascade de sujets qui ne peuvent guère être traités sans vue d’ensemble. Ce qui veut dire aussi, d’un point de vue de concrétisation, trouver une pluralité de leviers dont les actions soient cohérentes entre elles. Autant sur le plan analytique que pragmatique, l’avancée d’un tel projet amène vers un schéma dans lequel devient alors préférable une appréhension systémique de la situation et de son évolution possible. Mais cela ramène par la même occasion à la question de la complexité (du fait d’une multitude de variables potentiellement hétérogènes à prendre en compte) et à la possibilité de la prendre en charge dans une logique de changement.

Au-delà de la question du « que faire ? », dans laquelle s’ancrent très majoritairement les débats normatifs existants, cet article propose donc un autre questionnement et vise surtout la question du « comment faire ? ». Les difficultés évoquées auparavant incitent en effet à prendre plus au sérieux la dimension transitionnelle et à réfléchir davantage sur l’adaptation de l’idée de transition. Il s’agira notamment d’en examiner les ressorts et les implications, s’agissant notamment de la conception de la transition comme processus à gérer, de la capacité à corriger des trajectoires jugées problématiques, et des conditions de l’action collective par rapport à un projet visant la totalité sociale.

Ainsi reconsidérée, la perspective de la « décroissance soutenable », si on lui accorde crédit, devrait au bout du compte amener à réfléchir :
 aux conditions de diffusion et d’acceptation des idées (comme celles de sobriété dans la consommation, de critique des satisfactions matérialistes, de révision de la manière de penser le travail…) ;
 aux possibilités de généralisation des pratiques et de capitalisation des expériences (comme celles visant à réviser le rapport aux marchandises, les modes d’usage des produits, ou utilisant des formes innovantes d’économie solidaire…) ;
 au travail de coordination à engager entre les initiatives existantes (comme celles cherchant à restaurer des circuits courts, à créer des coopératives d’achat, à rapprocher consommateurs et producteurs…). Ce sont ces trois axes qu’il s’agit ici d’explorer plus profondément. En effet, ces trois axes peuvent être d’autant moins négligés qu’ils correspondent à trois champs de confrontation.

L’enjeu de la confrontation avec les valeurs et intérêts dominants

Le premier axe signalé est une manière de remettre le projet de « décroissance soutenable » face à la nécessité de tenir compte des schémas normatifs et des intérêts installés. Il suffit de tirer le fil pour déboucher sur de lourdes questions. Comment faire évoluer les intérêts dominants, notamment les intérêts économiques ? Est-il suffisant de s’attaquer à la publicité, comme essayent de le faire les Casseurs de pub ? S’il faut sensibiliser les populations, des dispositifs comme les conférences et marches pour la décroissance [2]peuvent-ils suffire ? Bref, comment promouvoir et diffuser des idées dans un contexte qui est peu favorable à leur réception ?

La question des valeurs et des matrices culturelles est plus ou moins explicitement posée dans les réflexions promouvant la « décroissance ». Elles contiennent en effet un appel à une transformation des visions du monde, à un réagencement des valeurs. Face au modèle occidental de développement et à ses effets, l’économiste Serge Latouche veut par exemple « décoloniser l’imaginaire » [3]. Dans ce type de perspective, la réorientation vers un projet de « décroissance » repose sur une prise de conscience à large échelle, mais va aussi au-delà en supposant une réorganisation des préférences individuelles et collectives. Manque cependant l’explicitation des processus transitionnels qui doivent permettre ce double déplace-ment. Effectivement, les difficultés surviennent dès qu’il s’agit de sortir des propositions superficielles et générales, autrement dit d’aborder plus précisément les dynamiques qui participent à l’évolution des aspirations, valeurs, croyances et idées dominantes. Si un accord peut se faire sur ce qui peut être mis derrière le terme de valeurs, il faut ensuite arriver à discerner comment elles prennent forme, comment elles s’articulent, comment elles se maintiennent ou s’adaptent, par quels agencements, combinaisons, recombinaisons elles peuvent se transformer. Or, il suffit de faire une incursion rapide dans le champ des sciences sociales pour constater qu’il y a encore de lourds débats théoriques sur les moteurs du changement dans les systèmes de valeurs. Les propositions marquantes du politiste américain Ronald Inglehart sur la montée de valeurs post-matérialistes ont été fortement discutées et continuent à nourrir les investigations sociologiques sur les processus de changements culturels. Pour lui, c’est par rapport à cette vaste tendance post-matérialiste qu’il faut resituer le développement des mouvements écologistes et des débats autour des enjeux environnemen-taux [4]. Mais, outre les interrogations sur les fondements de ce phénomène, un fort scepticisme subsiste sur les effets généraux à en at-tendre, notamment pour la résolution des problèmes écologiques.

Si le type de système socio-économique qui reste légitimé est considéré comme néfaste, comment alors intervenir dans les processus sociaux qui participent à sa légitimation ? La tâche est difficile car ce n’est pas seulement sur une série d’éléments qu’il faudrait agir, mais sur des éléments qui font système. La sphère institutionnelle et a fortiori le monde des affaires continuent à baigner dans un climat idéologique où la croissance reste un objectif central. Dans un tel climat, l’idée de canaliser la consommation ne peut aboutir qu’à la prédominance de situations de dissonance cognitive, mettant en porte-à-faux l’argument d’une nécessaire responsabilité individuelle et collective.

La mise en discussion du modèle économique dominant dans les sociétés industrialisées fait revenir à la question de l’influence du système publicitaire et à la manipulation des désirs par les différentes formes de marketing. Robert J. Brulle et Lindsay E. Young ont pu vérifier empiriquement l’influence de la publicité sur les niveaux de consommation personnelle aux États-Unis [5]. Les groupes et mouvements qui ont essayé de contrer ces processus d’influence ont pu mesurer la difficulté de la tâche. Les actions de résistance face à la pression publicitaire, portées par des groupes militants comme Adbusters ou en France les Casseurs de pub, peinent encore à trouver les relais qui leur permettraient de jouer les grains de sable dans la vaste machinerie qui vient désormais ordonner les univers culturels. La tâche est d’autant plus malaisée que les résistances à la consommation peuvent être récupérées et ouvrir la voie à de nouveaux segments de marché.

L’autre point de friction classique concerne les besoins. Dans les schémas d’appréhension les plus répandus (a fortiori lorsque s’y mêlent des intérêts économiques), l’idée d’exercer une contrainte sur ces besoins est le plus souvent envisagée avec une forte réticence. Même des justifications fortement motivées, comme celles mettant en avant l’avenir de la planète, se voient opposer des échappatoires (le « besoin » de mobilité étant par exemple censé pouvoir être satisfait par des véhicules moins polluants). Ces besoins sont bien entendu traversés part toute une série d’influences culturelles, sociales, et économiques. Jean Baudrillard avait utilement suggéré de considérer « le système des besoins et de la consommation comme système de forces productives » [6]. S’il s’agit de faire évoluer le modèle économique dominant, comme y incite la problématique de la « décroissance », la question est alors aussi de savoir si une réflexivité individuelle et collective sur les besoins peut se développer. L’enjeu serait là de faire en sorte que les consommateurs aient conscience non seulement des modèles de consommation auxquels ils participent, mais aussi des risques d’enfermement dans certains de ces modèles, potentiellement problématiques parce que non soutenables. Le problème est que ces situations d’enfermement sont souvent subies sans que les consommateurs aient beaucoup de moyens pour réagir ou pour trouver les choix qui leur paraîtraient plus adéquats. Ce qui rend alors difficile la maîtrise des conséquences des décisions d’achat [7].

Valeurs, besoins, désirs, intérêts, c’est en tout cas tout cela qu’il faut parvenir à dé-mêler avant de prétendre engager une transition vers un autre modèle d’organisation socio-économique. Sur ce plan, les réflexions sur la « décroissance » avancent, mais sans avoir de véritable théorisation sur le rapport que peuvent entretenir ces facteurs et variables avec le changement collectif souhaité.

Les possibilités de pénétration des pratiques

Vouloir amener la collectivité vers un modèle socio-économique plus soutenable amène une autre question importante : celle de la confrontation avec les pratiques (modes de consommation, modes de déplacement…), dont les ancrages sont aussi révélateurs de multiples dépendances subies par les populations. Dans quel répertoire de propositions les partisans de la « décroissance » peuvent-ils puiser pour engager l’adaptation des pratiques ? Faut-il favoriser les pratiques communautaires, par exemple pour la production énergétique, l’habitat ou le transport ? Faut-il développer une culture du « Do it yourself », restaurer des marchés pour des produits de seconde main ?

Avec la montée des préoccupations environnementales, chaque individu est censé faire plus attention que par le passé à ses pratiques. L’objectif de « décroissance » va plus loin. C’est en effet la diminution des consommations matérielles qui est préconisée, avec comme contrepartie souhaitée la possibilité d’élargir et d’enrichir les liens sociaux, mais aussi d’investir davantage de temps dans la vie collective et la participation politique (« Moins de biens, plus de liens »).

De fait, tant que la consommation globale continue à augmenter, la tentative de passage à des formes de consommation moins dommageables pour l’environnement est une orientation dont les effets peuvent s’avérer limités et insuffisants, sans compter les gains qui peuvent être annihilés par des phénomènes de type « effet rebond » [8]. Le sociologue américain Andrew Szasz a aussi signalé une autre évolution potentiellement problématique. Devant les craintes de présence de produits toxiques dans leur environnement immédiat, beaucoup d’Américains ont eu tendance, en guise de solution, à privilégier ces dernières décennies les achats censés les préserver de ces menaces : eau en bouteille, filtres pour l’eau du robinet, produits d’hygiène personnelle, etc. C’est ce qu’Andrew Szasz a appelé la « quarantaine inversée » : plutôt que de pousser à des formes de régulation gouvernementale, une partie croissante de la population s’est repliée de manière plutôt fataliste et individualiste sur une offre commerciale les rassurant face à leurs soupçons [9]. Bien entendu, ce sont de nouveaux marchés qui ont ainsi été ouverts, mais les effets sont aussi politiques, dans la mesure où, comme le montre Andrew Szasz, les consommateurs achètent ces produits en pensant acquérir une forme de protection face aux risques environnementaux, mais se sentent par la même occasion moins incités à chercher à les résoudre, notamment par l’action collective et politique.

Les mobilisations politiques axées sur le mode de vie (lifestyle politics ou life politics) risquent également d’être insuffisantes. Le mouvement de « simplicité volontaire » a ainsi suscité des appréciations ambivalentes. Dans ce genre de démarches, les efforts pour réduire les consommations matérielles se font plutôt sur une base individuelle. Leur portée, comme le signale Michael Maniates, devient toute relative lors-que ces efforts sont comparés à la puissante combinaison de forces culturelles et économiques qui poussent plutôt dans le sens de l’accroissement de la consommation. Ce qui veut dire que, pour avoir un effet large, ces efforts doivent d’une manière ou d’une autre rentrer dans une appréhension collective propre à nourrir une mobilisation elle-même collective [10].

Avoir une perspective suffisamment ample sur les pratiques signifie donc qu’il est nécessaire de prendre en compte des contextes qui sont à la fois sociaux, culturels, institutionnels, et qui peuvent déterminer et contraindre les choix individuels et collectifs. Pour prendre l’exemple de l’urbanisme, il est difficile de faire autrement que de tenir compte du tissu existant et des contraintes infrastructurelles qui en résultent. Il faut donc à la fois gérer le déjà-là et éviter les décisions risquant de créer de nouveaux problèmes. Dans le domaine des biens de consommation courante, faire évoluer les habitudes suppose aussi de pouvoir sortir des situations de dépendance par rapport à certains circuits de distribution, notamment ceux devenus dominants des supermarchés et hypermarchés. Vues sous cet angle, les évolutions ne dépendent pas seulement de comportements individuels, mais peut-être davantage des systèmes et infrastructures d’approvisionnement. Le marché de l’occasion par exemple peut être autre chose qu’un circuit périphérique réservé aux consommateurs « nécessiteux » et y recourir peut aussi devenir un choix.

L’enjeu est aussi informationnel, puisque, dans une perspective de « soutenabilité », il s’agit idéalement de pouvoir évaluer les effets de l’ensemble des pratiques. La question des informations dont peuvent disposer les populations pour ce faire devient donc majeure. Ce qui suppose de s’intéresser à la nature de ces informations, à la manière dont elles peuvent être produites et utilisées, à la circulation dont elles peuvent bénéficier. En matière de production énergétique par exemple, l’acceptation et la diffusion de technologies innovantes à l’échelle domestique supposent effectivement une implication individuelle ou familiale et les possibilités d’appréciation des choix à faire et de leurs conséquences sont donc un aspect important [11].

Bref, prétendre faire évoluer les pratiques suppose là aussi de retrouver les déterminants de ces pratiques, de les disséquer pour pouvoir les réinscrire dans une appréhension plus ou moins théorisée du changement à engager. Difficile d’envisager un autre modèle d’organisation socio-économique sans également passer par cette étape pour démêler les facteurs entretenant les logiques de consommation, de production et d’accumulation [12].

La question du renversement des contraintes structurelles : promesses et espoirs de la mise en réseaux d’expériences

L’ambition du projet de « décroissance soutenable » le place enfin plus fondamentalement au niveau des structures, dans leurs dimensions à la fois institutionnelles, économiques, technologiques... La difficulté est de dégager des capacités pour mettre en synergie des actions intervenant sur des plans ou dans des registres différents. Comment créer structurellement les conditions d’une participation collective ? Les dynamiques de réseaux, et plus particulièrement de mise en réseau d’expérimentations diverses (comme les systèmes d’échanges locaux [SEL], les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne [AMAP]…), peuvent se présenter comme une piste et leur développement conjoint mérite donc d’être regardé plus attentivement.

Un changement à un niveau systémique, comme celui promu sous le label de la « décroissance soutenable », ne peut effectivement se faire sans une forme de coordination entre un large ensemble d’acteurs et une mise en commun, voire une synergie, de ressources et de compétences. De ce point de vue, un gros écueil à franchir est celui de la fragmentation des démarches tentant d’offrir des voies alternatives. C’est ce qu’avait bien senti le réseau européen pour l’après-développement (READ) : « Le danger de la plupart des initiatives alternatives est, en effet, de se cantonner dans le créneau qu’elles ont trouvé au départ au lieu de travailler à la construction et au ren-forcement d’un ensemble plus vaste » [13].

Si la visée se situe dans la recherche d’effets structurels, il peut donc être utile de s’intéresser aux démarches de constitution ou d’activation de réseaux [14]. La forme réseau peut en effet permettre de rassembler des acteurs hétérogènes dans un même agencement pour poursuivre collectivement un but commun, en agissant de manière coordonnée grâce à des relations d’échange et de coopération. L’échelle générale du changement envisagé supposerait d’aller au-delà d’une série d’agencements épars et de chercher davantage des voies pouvant faciliter des phénomènes de coalescence. Autrement dit, cela revient à faire l’hypothèse que le développement de la longueur, de la convergence, de l’interconnexion de ces réseaux peut aboutir à un résultat global porteur d’effets profonds.

La construction de réseaux alternatifs (circuits courts, collectifs d’échange et d’entraide…) peut ainsi se présenter comme une base à développer. L’accumulation des soutiens aux expériences engagées peut avoir un effet d’entraînement. Les différentes formes de résistance à la pression publicitaire et marchande ont par exemple pu donner de plus en plus à des actions hétérogènes des allures de véritable mouvement [15]. Dans une telle logique de réseau, la recherche de soutiens pour les expériences existantes devient par conséquent un effort minimal à faire avant d’escompter des effets d’agrégation.

Si l’ambition est celle d’un réajustement systémique et profond, prendre appui sur les réseaux disponibles, en susciter de nouveaux, les faire converger, peut somme toute offrir un effet cumulatif aidant à agir sur les structures. La créativité existe et se manifeste par un foisonnement d’initiatives qui cherchent souvent à gagner en visibilité. Au croisement du social et de l’économique, les systèmes d’échanges locaux (SEL) expérimentent des modes d’organisation éloignés des bases marchandes et monétaires. Dans ces expériences, l’échange de produits, de services, mais aussi de savoirs et de savoir-faire, est conçu comme pouvant reposer davantage sur des relations de solidarité, de réciprocité et de communauté grâce à d’autres unités de compte que l’argent [16]. Dans un registre davantage orienté vers les aspects écologiques, les « écovillages » essayent de développer et d’agréger localement des pratiques permettant de repenser les modes de vie dans leur rapport au collectif mais aussi à l’environnement. Mais la logique de ces initiatives, plutôt locales, peut-elle être reproduite sur des échelles plus larges ? C’est au moins ce que semblent penser les membres et promoteurs du Global Ecovillage Net-work (GEN) qui a été mis en place pour soutenir ce genre de démarches.

Dans une perspective systémique, l’enjeu est aussi de trouver le lien entre des initiatives et des démarches qui peuvent paraître à première vue éloignées. Prenons le cas par exemple de la conservation d’une agriculture de proximité, à laquelle les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) peuvent contribuer. La question prend une autre dimension, plus étendue, si elle est reconnectée avec celle de la restauration ou de l’encouragement de circuits de distribution courts. Renforcer et rapprocher des initiatives innovantes ou dissidentes par rapport à l’ordre dominant, les insérer dans un projet commun de changement structurel, peut leur donner un sens renouvelé, plus robuste, en les resituant dans une dynamique de transition plus large.

Ces initiatives, souvent présentées aussi comme des modalités d’investissement démocratique et de renforcement du lien politique, ont encore largement un caractère expérimental. Il est pour cela plus juste de parler d’espaces d’expérience [17] à propos des dispositifs qui sont ébauchés. Dans leur globalité, les efforts déployés peuvent être vus comme une étape d’apprentissage dans un processus de transition plus large et, en tout cas, encore à construire. Pour ceux qui chercheront à les généraliser, la difficulté va être là de passer de cet état fragmentaire à des démarches plus systématiques. Et va donc se poser aussi la question des possibilités d’articuler ces espaces entre eux, de les faire se rejoindre, notamment s’il s’agit de les inscrire dans un projet d‘ensemble comme celui d’une « décroissance soutenable ». La difficulté peut être d’autant plus grande que les initiatives peuvent être d’ampleurs différentes, par la taille des publics concernés selon le niveau où elles prétendent opérer. Face à la somme des problèmes à affronter, on peut envisager que ces espaces d’expérience deviennent productifs collectivement (autrement dit dans leur ensemble) si peut s’effectuer une forme de mise en réseau. Et pour y parvenir, il faut donc effectivement que puissent se construire des rapprochements, des liens entre eux.

C’est là qu’un surcroît de réflexivité collective peut apparaître très utile, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des réseaux visés. Les acteurs intéressés peuvent sentir qu’ils font partie de réseaux et essayer d’agir sur la configuration et le fonctionnement de ceux-ci, voire d’intervenir sur des réseaux connexes. L’intention de ce travail sur les réseaux peut être là de faciliter les échanges d’expérience ou de faire circuler les pratiques qui paraissent porteuses de changement.

Ramer à contre-courant peut-il inverser le courant ?

Le rapprochement de cette série d’enjeux, d’autant plus importants qu’ils sont interdépendants, montre l’effort réflexif que tend à nécessiter à une échelle collective une transition orientée vers un objectif comme celui d’une « décroissance soutenable ». Ce genre d’objectif à prétention globale suppose le rassemblement d’une multitude d’interventions intentionnelles dans un tissu dense de processus socio-économiques pour en réduire les effets dommageables. Mais entre dénoncer une situation et trouver des voies pour en sortir, il y a une véritable étape de réflexion collective à installer. Cette étape est d’autant plus cruciale que le changement visé se situe à un niveau systémique et pas sur quelques domaines séparés, et qu’il est destiné à durer dans un temps long pour éviter de voir revenir des menaces difficilement supportables. Un tel changement semble devoir passer par un encouragement généralisé à faire croître et converger les multiples initiatives, plus ou moins éparpillées, plus ou moins embryonnaires, cherchant à inverser une ou des tendances jugées non soutenables (effort qui peut être encore plus compliqué et difficile si ces tendances sont globales). À ce niveau d’ambition, il faut une appréhension théorisée du changement à engager, et pas seulement la présentation d’un vague horizon à atteindre. Pour que le projet de « décroissance soutenable » soit crédible, il serait au moins utile d’avancer dans la clarification des processus ciblés et des leviers d’action envisageables.

En dehors de grands principes, la littérature sur la « décroissance » donne cependant peu de bases d’analyse qui permettraient d’imaginer comment un tel projet, potentiellement dérangeant, pourrait gagner en reconnaissance et être largement adopté dans la population, alors qu’il se trouve face à de puissantes forces d’inertie et d’opposition, liées à un régime économique d’accumulation, à des orientations technicistes, à des tendances à l’individualisme consumériste, etc. Le recul historique peut de ce point de vue être utile, voire nécessaire. Il peut aider à comprendre comment des transitions se sont déroulées par le passé dans des systèmes techniques, économiques ou culturels. Ce genre de remise en perspective peut éclairer la permanence de certaines options et permettre d’expliquer l’enfermement dans des orientations problématiques. Des recherches académiques ont commencé à se développer dans ce type de perspective, avec le souhait notamment de trouver des prolongements opérationnels (mais souvent au prix d’un maintien dans l’orbite de préoccupations institutionnelles) [18]. Des épisodes passés peuvent effectivement indiquer des pistes ou au moins nourrir des réflexions. Le sociologue américain Mike Davis a par exemple rappelé que les États-Unis avaient bien été obligés d’adapter leur économie pour assumer l’effort collectif qui leur a permis la victoire lors de la Seconde Guerre mondiale. La préservation de certaines ressources devenait alors un impératif et amenait à réviser certaines formes de consommation [19]. Le cas est bien entendu particulier puisqu’il s’agissait d’une économie de guerre, et nul n’a envie de voir la situation se reproduire, mais il est éclairant dans les possibilités d’adaptation qu’il révèle.

En tout cas, il n’est pas possible de prétendre vouloir engager un processus de changement sans chercher à comprendre ce qui peut conditionner ou affecter celui-ci. Une transition ne se déroule pas par le simple fait qu’elle paraisse désirable à certains, a fortiori lorsque leur position n’est pas majoritairement partagée. S’il y a prétention à intervenir consciemment dans un tel processus, la réflexion doit dépasser la tendance à ressasser les mêmes séries de problèmes de « soutenabilité », pour enfin aller chercher les facteurs qui vont déterminer les possibilités de réajustement dans la phase de tran-sition souhaitée. Sur quelle temporalité cette transition peut-elle s’étaler ? [20] Quelles sont les contraintes économiques, technologiques, culturelles, politiques, géographiques, à prendre en compte ? Un projet social et politique ne vaut jamais uniquement par l’horizon idéal qu’il décrit ; ses conditions de réalisation comptent tout autant, et peut-être plus.

Publié par Mouvements, le 23 juin 2009. http://www.mouvements.info/La-decroissance-soutenable-face-a.html

 

18/05/2013

Inflation & chomage / Etienne Chouard 2012 ?

 

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 Etienne Chouard, né en 1956, enseignant en économie et en droit


 


16/05/2013

la mondialisation, le chômage et les impératifs de l’humanisme / Maurice Allais 2000

 

 

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Maurice Félix Charles Allais, 1911-2010, seul économiste français à avoir reçu le Prix Nobel d’économie.

 

Durant ces cinquante dernières années, toutes les recherches que j’ai pu faire, toutes les réflexions que m’ont suggérées les événements, toute l’expérience que j’ai pu acquérir, ont renforcé sans cesse en moi cette conviction qu’une société fondée sur la décentralisation des décisions, sur l’économie de marchés et sur la propriété privée est non pas la forme de société la meilleure dont on pourrait rêver sur le plan purement abstrait dans un monde idéal, mais celle qui, sur le plan concret des réalités, se révèle, aussi bien du point de vue de l’analyse économique que de l’expérience historique, comme la seule forme de société susceptible de répondre au mieux aux questions fondamentales de notre temps.

Mais si la conviction de l’immense supériorité d’une société économiquement libérale et humaniste n’a cessé de se renforcer en moi au cours des années, une autre conviction, tout aussi forte, n’a cessé également de se renforcer, c’est qu’aujourd’hui notre société est menacée, tout particulièrement en raison de la méconnaissance des principes fondamentaux qu’implique la réalisation d’une société libérale et humaniste. En fait, vivre ensemble implique pour toute société un consensus profond sur ce qui est essentiel. Si ce consensus n’existe pas, la réalisation d’une société humaniste s’en trouve par là même compromise.

En dernière analyse, l’organisation économique de la vie en société soulève cinq questions fondamentales. Comment assurer tout à la fois l’efficacité de l’économie et une répartition des revenus communément acceptable ? Comment assurer à chacun des conditions favorables à un libre épanouissement de sa personnalité et comment permettre à tous les échelons une promotion efficace des plus capables, quel que soit leur milieu d’origine ? Comment rendre socialement et humainement supportables les changements impliqués par le fonctionnement de l’économie ? Comment mettre l’économie à l’abri de toutes les perturbations extérieures quelles qu’elles soient ? Comment définir un cadre institutionnel réellement approprié sur le plan national et sur le plan international pour réaliser ces objectifs ?

L’instauration d’une société humaniste est gravement compromise si le fonctionnement de l’économie génère trop de revenus indus et engendre du chômage, si la promotion sociale est insuffisante et si des conditions défavorables s’opposent à l’épanouissement des individualités, si l’environnement économique est par trop instable, et enfin si le cadre institutionnel de l’économie est inapproprié.

La question majeure d’aujourd’hui, c’est de toute évidence le sous-emploi massif qui se constate (de l’ordre de six millions en France, compte tenu du traitement social de plus en plus étendu du chômage). Ce sous-emploi massif fausse complètement la répartition des revenus et il aggrave considérablement la mobilité sociale et la promotion sociale. Il crée une insécurité insupportable, non seulement pour ceux qui sont privés d’un emploi régulier, mais également contre des millions d’autres dont l’emploi est dangereusement menacé. Il désagrège peu à peu le tissus social.

Cette situation est économiquement, socialement et éthiquement inadmissible à tous égards. Ce chômage s’accompagne partout du développement d’une criminalité agressive, violente et sauvage et l’Etat n’apparaît plus capable d’assurer la sécurité, non seulement des biens mais également celle des personnes, une de ses obligations majeures.

 

Le chômage

 

De plus une immigration extra communautaire excessive sape les fondements mêmes de la cohésion du corps social, condition majeure d’un fonctionnement efficace et équitable de l’économie des marchés. Dans son ensemble, cette situation suscite partout de profonds mécontentements et elle génère toutes les conditions pour qu’un jour ou l’autre, l’ordre public soit gravement compromis, et que soit mise en cause la survie même de notre société. La situation d’aujourd’hui est certainement potentiellement bien plus grave que celle qui se constatait en 1968 en France alors que le chômage, inférieur à 600.000, était pratiquement inexistant et que cependant l’ordre public a failli s’effondrer.

Le chômage est un phénomène très complexe qui trouve son origine dans différentes causes et dont l’analyse peut se ramener, pour l’essentiel, à celle de cinq facteurs fondamentaux : 1) le chômage chronique induit dans le cadre national, indépendamment du commerce extérieur, par des modalités de protection sociale; 2) le chômage induit par le libre-échange mondialiste et un système monétaire international générateur de déséquilibres; 3) le chômage induit par l’immigration extra communautaire; 4) le chômage technologique; 5) le chômage conjoncturel.

En fait, la cause majeure du chômage que l’on constate aujourd’hui est la libéralisation mondiale des échanges dans un monde caractérisé par de considérables disparités de salaires réels. Ces effets pervers en sont aggravés par le système des taux de change flottants, la déréglementation totale des mouvements de capitaux, et le « dumping monétaire » d’un grand nombre de pays par suite de la sous-évaluation de leurs monnaies.

Ce chômage n’a pu naturellement prendre place qu’en raison de l’existence de minima de salaires et d’une insuffisante flexibilité du marché du travail. Mais pour neutraliser les effets sur le chômage du libre-échange mondialiste et des facteurs qui lui sont associés, c’est à une diminution considérable des rémunérations globales des salariés les moins qualifiés qu’il faudrait consentir. Les effets du libre échange mondialiste ne se sont pas bornés seulement à un développement massif du chômage. Ils se sont traduits également par un accroissement des inégalités, par une destruction progressive du tissu industriel et par un abaissement considérable de la progression des niveaux de vie.

Tous les facteurs économiques qui compromettent aujourd’hui la survie de notre société ne résultent que des politiques erronées poursuivies depuis vingt-cinq ans dans un cadre communautaire institutionnel inapproprié par les gouvernements successifs de toutes tendances qui se sont succédés. La politique commerciale de l’Union Européenne a peu à peu dérivé vers une politique mondialiste libre-échangiste, contradictoire avec l’idée même de la constitution d’une véritable Communauté Européenne. Au regard des disparités considérables des salaires réels des différents pays, cette politique mondialiste, associée au système des taux de change flottants et à la déréglementation totale des mouvements de capitaux, n’a fait qu’engendrer partout instabilité et chômage.

La politique de plus en plus mondialiste de l’Union Européenne a peut-être contribué momentanément au développement de certains pays, mais elle a eu pour effet d’exporter nos emplois et d’importer leur sous-emploi. Ce mouvement a été renforcé par l’influence grandissante de tous ceux qu’enrichit la mondialisation forcenée de l’économie, et des puissants moyens d’information qu’ils contrôlent.

En fait, la libéralisation totale des échanges et des mouvements de capitaux n’est possible et n’est souhaitable que dans le cadre d’ensembles régionaux, groupant des pays économiquement et politiquement associés, de développement économique et social comparable, tout en assurant un marché suffisamment large pour que la concurrence puisse s’y développer de façon efficace et bénéfique. Chaque organisation régionale doit pouvoir mettre en place dans un cadre institutionnel, politique et éthique approprié une protection raisonnable vis-à-vis de l’extérieur.

Cette protection doit avoir un double objectif : 1) éviter les distorsions indues de concurrence et les effets pervers des perturbations extérieures; 2) rendre impossibles des spécialisations indésirables et inutilement génératrices de déséquilibres et de chômage, tout à fait contraires à la réalisation d’une situation d’efficacité maximale à l’échelle mondiale associée à une répartition internationale des revenus communément acceptable dans un cadre libéral et humaniste.

 

Une mondialisation forcenée et anarchique

 

Dès que l’on transgresse ces principes, une mondialisation forcenée et anarchique devient un fléau destructeur partout où elle se propage. Correctement formulées, les théories de l’efficacité maximale et des coûts comparés constituent des instruments irremplaçables pour l’action, mais, mal comprises et mal appliquées, elles ne peuvent conduire qu’au désastre.

Suivant une opinion actuellement dominante, le chômage dans les économies occidentales résulterait essentiellement de salaires réels trop élevés et de leur insuffisante flexibilité, du progrès technologique accéléré qui se constate dans les secteurs de l’information et des transports, et d’une politique monétaire jugée indûment restrictive. Pour toutes les grandes organisations internationales, le chômage qui se constate dans les pays développés serait dû essentiellement à leur incapacité de s’adapter aux nouvelles conditions qui seraient inéluctablement imposées par la mondialisation. Cette adaptation exigerait que les coûts salariaux y soient abaissés, et tout particulièrement les rémunérations des salariés les moins qualifiés. Pour toutes ces organisations, le libre-échange ne peut être que créateur d’emplois et d’accroissement des niveaux de vie, la concurrence des pays à bas salaires ne saurait être retenue comme cause du développement du chômage et l’avenir de tous les pays est conditionné par le développement mondialiste d’un libre-échange généralisé.

En fait, ces affirmations n’ont cessé d’être infirmées aussi bien par l’analyse économique que par les données de l’observation. La réalité, c’est que la mondialisation est la cause majeure du chômage massif et des inégalités qui ne cessent de se développer dans la plupart des pays.

Toute la construction européenne et tous les traités relatifs à l’économie internationale, comme l’Accord Général sur les Tarifs douaniers et le Commerce de 1947 et comme la Convention du 14 décembre 1960 relative à l’Organisation de Coopération et de Développement Economique, ont été viciés à leur base par une proposition enseignée et admise sans discussion dans toutes les universités américaines et à leur suite dans toutes les universités du monde entier : « Le fonctionnement libre et spontané du marché conduit à une allocation optimale des ressources ». C’est là l’origine et le fondement de toute la doctrine libre-échangiste dont l’application aveugle et sans réserve à l’échelle mondiale n’a fait qu’engendrer partout désordres et misères de toutes sortes.

Or, cette proposition, admise sans discussion, est totalement erronée et elle ne fait que traduire une totale ignorance de la théorie économique chez tous ceux qui l’ont enseignée en la présentant comme une acquisition fondamentale et définitivement établie de la science économique. Cette proposition repose essentiellement sur la confusion de deux concepts entièrement différents : le concept d’efficacité maximale de l’économie et le concept d’une répartition optimale des revenus.

En fait, il n’y a pas une situation d’efficacité maximale, mais une infinité de telles situations. La théorie économique permet de définir sans ambiguïté les conditions d’une efficacité maximale, c’est-à-dire d’une situation sur la frontière entre les situations possibles et les situations impossibles. Par contre et par elle-même, elle ne permet en aucune façon de définir parmi toutes les situations d’efficacité maximale celle qui doit être considérée comme préférable.

Ce choix ne peut être effectué qu’en fonction de considérations éthiques et politiques relatives à la répartition des revenus et à l’organisation de la société. De plus, il n’est même pas démontré qu’à partir d’une situation initiale donnée le fonctionnement libre des marchés puisse mener le monde à une situation d’efficacité maximale. Jamais des erreurs théoriques n’auront eu autant de conséquences aussi perverses.

Devant le développement du chômage massif que l’on constate aujourd’hui et en l’absence de tout diagnostic réellement fondé, les pseudo remèdes ne cessent de proliférer :

On dit par exemple qu’il suffit de réduire le temps de travail pour combattre le chômage, mais, outre que les hommes ne sont pas parfaitement substituables les uns aux autres, une telle solution néglige totalement le fait indiscutable que trop de besoins, souvent très pressants, restent insatisfaits. Ce n’est pas en travaillant moins qu’on pourra réellement y faire face. Réduire le temps de travail impliquerait en tout cas pour les salariés des baisses de revenus qu’il faudrait compenser par des ressources obtenues par des impôts accrus.

On soutient encore que ce sont les taux d’intérêts réels trop élevés qui expliquent la crise de l’économie et le chômage massif que nous subissons, mais ce que l’on constate, c’est que la baisse considérable observée ces dernières années des taux d’intérêts réels n’a entraîné aucun redressement significatif. En fait, qu’il s’agisse du chômage dû au libre-échange mondialiste ou du chômage dû à l’immigration extra communautaire, on ne peut y remédier par l’inflation. Lutter par exemple contre les effets du libre-échangisme mondialiste par une expansion monétaire relève d’une pure illusion et d’une méconnaissance profonde des causes réelles de la situation actuelle.

On nous dit aussi que tout est très simple. Si l’on veut supprimer le chômage, il suffit d’abaisser les salaires, mais personne ne nous dit quelle devrait être l’ampleur de cette baisse, ni si elle serait effectivement réalisable sans mettre en cause la paix sociale, ni quelles seraient ses implications de toutes sortes dans les processus de production.

On soutient encore que la Chine, pays à bas salaires, va se spécialiser dans des activités à faible valeur ajoutée, alors que les pays développés, comme la France, vont se spécialiser de plus en plus dans les hautes technologies. Mais, c’est là méconnaître totalement les capacités de travail et d’intelligence du peuple chinois. A continuer ainsi à soutenir des absurdités, nous allons au désastre.

Comment expliquer de telles positions ? En fait, et pour l’essentiel, elles s’expliquent par la domination et la répétition incessante de « vérités établies », de tabous indiscutés, de préjugés erronés, admis sans discussion, dont les effets pervers se sont multipliés et renforcés au cours des années.

Personne ne veut reconnaître cette évidence : si toutes les politiques mises en œuvre depuis vingt-cinq ans ont échoué, c’est que l’on a constamment refusé de s’attaquer à la racine du mal, la libéralisation mondiale excessive des échanges et la déréglementation totale des mouvements de capitaux.

Certains soutiennent qu’on peut fonder un nouvel ordre mondial sur une totale libération des mouvements de marchandises, des capitaux et, à la limite, des personnes. On soutient qu’un fonctionnement libre de tous les marchés entraînerait nécessairement la prospérité pour chaque pays dans un monde libéré de ses frontières économiques. A vrai dire, l’ordre nouveau qui nous est ainsi proposé est dépourvu de toute régulation réelle; en substance, il n’est que laissez-fairisme.

Cette évolution s’est accompagnée d’une multiplication de sociétés multinationales ayant chacune des centaines de filiales, échappant à tout contrôle, et elle ne dégénère que trop souvent dans le développement d’un capitalisme sauvage et malsain.

Au nom d’un pseudo libéralisme et par la multiplication des déréglementations, s’est installée peu à peu une espèce de chienlit mondialiste laissez-fairiste. Mais c’est là oublier que l’économie de marchés n’est pas qu’un instrument et qu’elle ne saurait être dissociée de son contexte institutionnel, politique et éthique. Il ne saurait être d’économie de marchés efficace si elle ne prend pas place dans un cadre institutionnel, politique et éthique approprié, et une société libérale n’est pas et ne saurait être une société anarchique.

On ne nous présente que trop souvent les conditions éthiques comme incompatibles avec la recherche économique d’une efficacité maximale. Mais en réalité il n’en est rien. En fait, l’objectif fondamental de toute société libérale et humaniste est de faire vivre ensemble des hommes dans des conditions assurant leur respect mutuel et des conditions de vie aussi bonnes que possible. Il n’y a rien qui soit là incompatible avec la recherche d’une efficacité maximale de l’économie.

Le libéralisme ne saurait se réduire au laissez-faire économique : c’est avant tout une doctrine politique, et l’économie n’est qu’un moyen permettant à cette doctrine politique de s’appliquer efficacement. Originellement, d’ailleurs, il n’y avait aucune contradiction entre les aspirations du socialisme et celles du libéralisme. La confusion actuelle du libéralisme et du laissez-fairisme constitue un des plus grands dangers de notre temps.

La mondialisation de l’économie est certainement très profitable pour quelques groupes de privilégiés. Mais les intérêts de ces groupes ne sauraient s’identifier avec ceux de l’humanité tout entière. Une mondialisation précipitée et anarchique ne peut qu’entraîner partout chômage, injustices, désordres et instabilité, et elle ne peut que se révéler finalement désavantageuse pour tous les peuples dans leur ensemble. Elle n’est ni inévitable, ni nécessaire, ni souhaitable. Elle ne serait concevable que si elle était précédée par une union politique mondiale, un développement comparable des différentes économies et l’instauration d’un cadre institutionnel et éthique mondial approprié, conditions qui, de toute évidence, ne sont pas et ne peuvent être actuellement satisfaites.

Depuis deux décennies, une nouvelle doctrine s’était peu à peu imposée, la doctrine du libre-échangisme mondialiste impliquant la disparition de tout obstacle aux libres mouvements des marchandises, des services et des capitaux.

Suivant cette doctrine, la disparition de tous les obstacles à ces mouvements était une condition à la fois nécessaire et suffisante d’une allocation optimale des ressources à l’échelle mondiale. Tous les pays et dans chaque pays tous les groupes sociaux devaient voir leur situation améliorée.

Pour tous les pays en voie de développement, leur ouverture totale vis-à-vis de l’extérieur était une condition nécessaire de leur progrès et la preuve en était donnée, disait-on, par les progrès extrêmement rapides des pays émergents du Sud-Est asiatique.

Pour les pays développés, la suppression de toutes les barrière tarifaires ou autres était considérée comme une condition de leur croissance, comme le montraient décisivement les succès incontestables des tigres asiatiques, et, répétait-on encore, l’Occident n’avait qu’à suivre leur exemple pour connaître une croissance sans précédent et un plein emploi. Tout particulièrement la Russie et les pays ex-communistes de l’Est, les pays asiatiques, la Chine en premier lieu, constituaient des pôles de croissance majeurs qui offraient à l’Occident des possibilités sans précédent de développement et de richesse.

Telle était fondamentalement la doctrine de portée universelle qui s’était peu à peu imposée au monde et qui était considérée comme ouvrant un nouvel âge d’or à l’aube du XXIème siècle. Cette doctrine a constitué le credo indiscuté de toutes les grandes organisations internationales ces deux dernières décennies. Toutes ces certitudes ont fini par être balayées par la crise profonde qui s’est développée à partir de 1997 dans l’Asie du Sud-Est, puis dans l’Amérique latine, pour culminer en Russie en août 1998, et mettre en cause les établissements bancaires et les bourses américaines et européennes en septembre 1998.

Deux facteurs majeurs ont joué un rôle décisif dans cette crise mondiale d’une ampleur sans précédent après la crise de 1929 : l’instabilité potentielle du système financier et monétaire mondial et la mondialisation de l’économie à la fois sur le plan monétaire et sur le plan réel. Ce qui doit arriver arrive : l’économie mondiale, qui était dépourvue de tout système réel de régulation et qui s’était développée dans un cadre anarchique, ne pouvait qu’aboutir tôt ou tard à des difficultés majeures. La nouvelle doctrine s’est effondrée, et elle ne pouvait que s’effondrer. L’évidence des faits l’a emporté finalement sur les incantations doctrinales.

L’hostilité dominante aujourd’hui contre toute forme de protectionnisme se fonde sur une interprétation erronée des causes fondamentales de la Grande Dépression. En fait, la Grande Dépression de 1929-1934, qui à partir des Etats-Unis s’est étendue au monde entier, a eu une origine purement monétaire et elle a résulté de la structure et des excès du mécanisme du crédit. Le protectionnisme en chaîne des années trente n’a été qu’une conséquence et non une cause de la Grande Dépression. Il n’a constitué partout que des tentatives des économies nationales pour se protéger des conséquences déstabilisatrices de la Grande Dépression.

Les adversaires obstinés de tout protectionnisme, quel qu’il soit, commettent une seconde erreur : ne pas voir qu’une économie de marchés ne peut fonctionner correctement que dans un cadre institutionnel, politique et éthique qui en assure la stabilité et la régulation. Comme l’économie mondiale est actuellement dépourvue de tout système réel de régulation, qu’elle se développe dans un cadre anarchique, qu’elle ne tient aucun compte des coûts externes de toutes sortes qu’elle génère, l’ouverture mondialiste à tous vents des économies nationales ou des associations régionales est non seulement dépourvue de toute justification réelle, mais elle ne peut que les conduire à des difficultés majeures, sinon insurmontables.

Le véritable fondement du protectionnisme, sa justification majeure et sa nécessité, c’est la protection indispensable contre les désordres et les difficultés de toutes sortes engendrées par l’absence de toute véritable régulation à l’échelle mondiale. En réalité, le choix réel n’est pas entre l’absence de toute protection et un protectionnisme isolant totalement chaque économie nationale de l’extérieur. Il est dans la recherche d’un système qui puisse permettre à chaque économie régionale de bénéficier d’une concurrence effective et des avantages de nombreux échanges avec l’extérieur, mais qui puisse également la protéger contre tous les désordres et les dysfonctionnements qui caractérisent chaque jour l’économie mondiale.

Incontestablement, la politique de libre-échange mondialiste que met en œuvre l’Union Européenne est la cause majeure, de loin la plus importante, du sous-emploi massif d’aujourd’hui qui s’y constate. Pour y remédier, la construction européenne doit se fonder sur une préférence communautaire, condition véritable de l’expansion, de l’emploi et de la prospérité. Ce principe a d’ailleurs une validité universelle pour tous les pays ou groupes de pays. Pour toute économie régionale, un objectif raisonnable serait que, par des mesures appropriées et pour chaque produit ou groupe de produits, un pourcentage minimal de la consommation communautaire soit assuré par la production communautaire, à l’exclusion de toute délocalisation. La valeur moyenne de ce pourcentage pourrait être de l’ordre de 80 %.

C’est là, au regard de la situation actuelle, une disposition fondamentalement libérale qui permettrait un fonctionnement efficace de toute économie communautaire à l’abri de tous les désordres extérieurs tout en assurant des liens étendus et avantageux avec tous les pays tiers. C’est là une condition majeure du développement des pays développés, mais c’est là surtout une condition majeure du développement des pays sous-développés.

L’ouverture à tous vents de l’économie européenne dans un cadre mondial fondamentalement instable, perverti par des disparités considérables de salaires aux cours des changes, par le système des taux de change flottants et par l’absence de toute préoccupation sociale et éthique, est la cause essentielle de la crise profonde qui ne cesse de s’aggraver. Les faits, tout comme la théorie, permettent d’affirmer que si la présente politique mondialiste de l’Union Européenne est poursuivie, elle ne pourra qu’échouer. La crise d’aujourd’hui, c’est avant tout une crise de l’intelligence. La situation présente ne peut durer. Il est dérisoire de ne remédier qu’aux effets : c’est aux causes qu’il faut s’attaquer.

Sans aucune contestation possible, la question majeure d’aujourd’hui est celle du sous-emploi qui, depuis des années, a dépassé un seuil insupportable et intolérable, dont les causes fondamentales restent plus ou moins volontairement occultées, sinon méconnues, et qui mène inéluctablement à une explosion sociale mettant en cause la survie même de notre société. En dernière analyse, dans le cadre d’une société libérale et humaniste, c’est l’homme et non l’Etat qui constitue l’objectif final et la préoccupation essentielle. C’est à cet objectif que tout doit être subordonné. Une société libérale et humaniste ne saurait s’identifier à une société laxiste, laissez-fairiste, pervertie, manipulée, ou aveugle.

Quant à la construction de l’Europe, il n’est pas conforme aux idéaux du libéralisme et de l’humanisme de substituer aux besoins des citoyens tels qu’ils les ressentent eux-mêmes, suivant leur propre échelle de valeur, « leurs prétendus besoins » appréciés par d’autres, hommes politiques, technocrates ou dirigeants économiques, quels qu’ils puissent être.

En réalité, l’économie mondialiste, qu’on nous présente comme une panacée, ne connaît qu’un seul critère : « l’argent ». Elle n’a qu’un seul culte : « l’argent ». Dépourvue de toute considération éthique, elle ne peut que se détruire par elle-même. Le passé ne nous offre que trop d’exemples de sociétés qui se sont effondrées pour n’avoir su ni concevoir, ni réaliser les conditions de leur survie. Les perversions du socialisme ont entraîné l’effondrement des sociétés de l’Est. Mais les perversions laissez-fairistes d’un prétendu libéralisme nous mènent à l’effondrement de notre société.

 

 

 

Ouvrages à consulter :

 

Nouveaux combats pour l’Europe. 1995-2002 (2002)
L’Europe en crise. Que faire? (2005)
La mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance


              Les œuvres de Maurice Allais sont disponibles aux Éditions Clément Juglar

 

Maurice Allais Wikipedia

 

Source  http://www.apophtegme.com/COUPS%20DE%20GUEULE/allais01.htm